L’ABC reaganien d’Aaron Spelling

L’ABC reaganien d’Aaron Spelling

Soumis par Christian Chelebourg le 14/09/2021

 

Les séries télévisée sont d’excellentes capsules temporelles. Elles restituent l’atmosphère d’une époque, les modes, l’environnement, les expressions mais aussi les valeurs et les questionnements. Pour les chaînes, c’est un bon produit d’appel et aussi une image de marque. Sur ABC (American Broadcasting Company), le network structuré au tournant des années 50 par Edward Noble et Leonard Goldenson, elles se doivent d’être divertissantes et familiales. Le paysage audiovisuel d’une époque est tributaire de la politique des programmes. Dans un secteur commercial régi par la publicité, le produit, c’est le client. Et c’est la famille qu’ABC vend aux annonceurs. On est sur un marché où la consommation, parce qu’elle est démonétisée, favorise la stricte application de la loi de Say : il n’y a pas de demande sans offre. Charge au network de proposer des émissions susceptibles d’attirer et de fidéliser une large audience. C’est à ce stade que l’imagination des producteurs entre en lice.

Un artiste en col blanc

Au tournant des années 1980, ABC rencontre quelques beaux succès dans le domaine des séries télévisées, notamment avec Happy Days entamée en 1974 et ses spin-off Laverne & Shirley et Mork & Mindy, respectivement lancés en 1976 et 1978. Lors de la saison 1978-1979, la chaîne domine le secteur de la tête et des épaules : ces trois sitcoms, plus Three’s Company, sont en tête des audiences nationales. Mieux : ABC ne place pas moins de sept séries dans le top 10, selon les mesures de l’agence Nielsen[1]. Parmi les producteurs avec lesquels la chaîne travaille, l’un des plus récurrents est Aaron Spelling. Né en 1923 à Dallas, il a débuté dans le métier en 1959 avec Johnny Ringo, une série dans le style western, conçue pour CBS où Steve McQueen s’imposait dans Wanted: Dead or Alive que l’on connaît en France sous le titre Au Nom de la loi.

La première collaboration de Spelling et d’ABC remonte quant à elle à 1963 avec les trois saisons de The Burke’s Law. Cette histoire improbable d’un capitaine de police millionnaire qui se déplace en Rolls avec chauffeur est déjà l’occasion pour Spelling d’étaler son goût du luxe et de la sensualité élégante. En 1972, il créée le Spelling Entertainement Group alors qu’ABC renouvelle The Mod Squad pour une cinquième saison qui sera la dernière. Entamée en 1968, la série se distingue par son traitement des problèmes de société apparus à la faveur du mouvement contre-culturel : drogue, avortement, antimilitarisme, violence domestique et policière, racisme, marchands de sommeil, etc. On peut aimer les beaux quartiers sans se désintéresser du quotidien de la population. Tel est le cas d’Aaron Spelling et aussi sa marque, sans doute imprégnée de sa formation dans une université méthodiste de Dallas. Dans la deuxième moitié des Seventies, seul ou en collaboration, il crée coup sur coup pour le network S.W.A.T., Starsky & Hutch, Charlie’s Angels, Fantasy Island, The Love Boat et Hart to Hart[2]. Ses productions se maintiennent en bonne place dans le top 20, avec des incursions dans le top 5 pour les deux premières saisons de Charlie’s Angels, puis en 1980 pour The Love Boat qui restera à l’antenne pendant l’ensemble de la présidence Reagan, tandis que Fantasy Island et Hart to Hart couvrent son premier mandat.

L’audience et la longévité d’une série attestent, au fil des saisons, l’adhésion du public à la représentation du monde et aux valeurs qu’elle véhicule. C’est ce qui rend ce format intéressant en termes d’histoire culturelle. Nos habitudes critiques nous poussent à l’aborder prioritairement sous l’angle des genres (policier, fantastique, science-fiction, aventure, comédie) ou sous celui des types (feuilleton, série bouclée, sitcom, soap opera, mini-série, que sais-je encore ?...) Ce faisant, on néglige le travail des principaux acteurs du secteur : les financeurs, ces artistes en col blanc sans qui aucun récit ne peut être porté à l’écran. Dans un contexte de création collective qui dilue l’auctorialité, leur rôle est déterminant pour la sélection des scripts, le casting, la première approbation des pilotes et le dialogue avec les diffuseurs. Aaron Spelling est un de ces accoucheurs de mondes, qui décident du sort de nos soirées derrière un bureau, de ceux pour qui nos divertissements sont un investissement, nos plateaux-repas un placement. Son travail est d’anticiper au mieux les univers fictionnels dans lesquels le public, à un moment donné, a envie de s’immerger[3]. Son intérêt immédiat est d’imaginer les personnages au contact desquels, dans un paysage audiovisuel où la concurrence fait rage, le téléspectateur choisira prioritairement d’ajuster ce que Paul Ricœur appelle son « identité narrative[4] ».

Sans doute les séries renforcent-elles les inflexions de l’opinion publique, mais celles-ci orientent également leur discours. Le travail des sociétés de production est de chercher entre ces deux dynamiques, ces deux longueurs d’ondes, la syntonie qui assure une audience maximale et détermine, en vertu des lois du marché, ce qu’Edgard Morin appelle « l’esprit du temps[5] ».

Aaron Spelling a incontestablement saisi et reflété la montée en puissance des préoccupations qui allaient conduire à l’élection de Ronald Reagan et sans doute plus encore la situation de l’Amérique sous sa présidence. Durant son premier mandat, il lance quatre séries dont la réussite est attestée par la prolongation sur plusieurs saisons : en 1981, le soap opera Dynasty, visant à concurrencer Dallas créé sur CBS trois ans plus tôt ; en 1982, la série policière T.J. Hooker qui finira sa carrière sur CBS après quatre saisons sur ABC, et la même année les enquêtes du milliardaire Matt Houston ; enfin, en 1984, Hotel inspiré du roman éponyme d’Arthur Hailey. Son empreinte sur l’identité du network est telle que certains, avec humour, n’hésiteront pas à rebaptiser celui-ci Aaron Broadcating Company. Aaron Spelling met ABC en phase avec l’Amérique reaganienne, ce qui ne signifie pas qu’il épouse l’idéologie du président, loin s’en faut, mais qu’il témoigne de l’état d’esprit des téléspectateurs américains dans les années 80. Cela passe notamment par l’omniprésence dans ses séries de trois sujets qui forment le début d’un autre abécédaire : l’Amour, la Bienveillance et le Capital.

A comme Amour

Aaron Spelling aime les femmes en majesté. Le papier à en-tête de sa firme est même orné de deux d’entre elles dans des poses de déesses habillées à l’antique. Ses héroïnes sont autant de prototypes glamour. On aurait aucune peine à pointer d’un doigt rageur le male gaze de ses séries. C’est que, dans le monde de Spelling, rien ne circule mieux que le désir entre les sexes. Les hommes sont des séducteurs, c’est entendu. On ne compte plus les conquêtes de Matt Houston. Hooker lui-même joue les jolis cœurs à l’occasion. Dans le seizième épisode de la quatrième saison, diffusé le 16 février 1985, il vit une véritable Love Story (c’est le titre) avec une décoratrice qu’il a arrêtée pour infraction au code de la route. Quant à son élève, Vince Romano, il ne peut pas s’empêcher de faire le coq dès qu’il croise une jolie fille. Dès le premier épisode, il entreprend avec insistance une condisciple, Kelly, qui ne se montre pas insensible à son charme sicilien, même si elle lui reproche ses excès. Dans Thieves’ Highway (02x10), c’est un véritable coup de foudre qui le rapproche de la fille d’un routier. Car ces femmes aiment ce type d’hommes. Si, dans la vie, Jennifer Hart ne s’en laisse pas compter, au lit, elle prie Jonathan de laisser libre cours à son naturel macho : « Be pushy! » (36:05), lui murmure-t-elle quand il l’enlace, après lui avoir demandé exactement le contraire alors qu’il la mettait au défi de lui prouver la réalité des fantasmes qu’elle lui confiait. Le rôle de l’homme est de comprendre et de satisfaire les appétits sexuels de la femme tout en lui permettant de préserver sa pudeur ; d’où, chez Spelling, une dénonciation récurrente des violences sexuelles, qui constituent autant de dévoiements de la virilité. L’idéal, c’est le mâle alpha attentionné. La juriste C.J. Parsons, diplômée de Harvard, meurt d’amour pour Matt Houston sans avoir la moindre illusion sur lui. Il ne s’y trompe pas quand il l’embrasse, à la fin de Deadly Fashion (01x03), après qu’elle lui a rappelé le vieux dicton : « Il faut embrasser beaucoup de grenouilles avant de rencontrer son prince[6] ».

Les héroïnes d’Aaron Spelling n’assument pas moins que les hommes une hétérosexualité libérée par le féminisme des années 70. Charlie’s Angels, dès 1976, avait beaucoup fait pour l’avènement de personnages féminins puissants. La série créée par Ivan Goff et Ben Robert était en avance de vingt ans sur le Girl Power popularisé par les Spice Girls en 1996. Pourtant, dès le début du pilote, Jill Munroe confie qu’elle cherche à mettre un corps sur la voix de Charles Townsend, dit Charlie, ce qui lui attire une blague de Sabrina. Cette dernière, dans l’épisode 9 de la première saison, confesse qu’elle rencontrerait volontiers, en dehors des heures de travail, un médecin militaire dont elle vient de faire la connaissance sur une base où le trio enquête. Cela ne plaide d’ailleurs pas en faveur de sa lucidité, compte tenu du pédigrée de l’individu. Les Anges n’en sont plus et leur appellation est une aimabe antiphrase… en ce domaine du moins, qui n’a rien à voir avec leur fonction d’anges gardiennes de la justice. Chasteté et pudibonderie ne se confondent plus avec la moralité et la défense du Bien.

Dynasty ouvre la période reaganienne sur l’enterrement de vie de jeune fille de Krystle, à qui une amie offre The Joy of Sex. Il s’en trouve bien une pour s’offusquer du mauvais goût de pareil cadeau, mais la future mariée la remet à sa place en lui rappelant qu’elle est divorcée. On est entre femmes d’expérience. La pruderie est déplacée : elle relève de l’hypocrisie. D’ailleurs, les jeunes filles elles-mêmes ne sont plus du tout ce qu’elles étaient, et c’est au tour de Krystle, le jour de son mariage, d’être choquée quand Fallon, la fille de Blake Carrington, embrasse sur la bouche à la chaîne les trois footballeurs invités. La liaison de l’héritière avec le chauffeur de son père inverse par ailleurs les clichés romanesques des amours ancillaires en donnant à la femme le rôle dominant. On dira que tel était déjà le cas de Lady Chatterley, mais dans celui de Fallon, il n’est question ni de frustration, ni d’amour, seulement de provocation et d’hédonisme. En revanche, dans le pilote de T.J. Hooker, la femme de Jess invoque à demi-mot la frustration pour justifier aux yeux de l’instructeur de son mari qu’elle ait trompé celui-ci pendant les sept mois qu’il a passés sur un pipeline en Alaska. Entre la Californie et l’état du Grand Nord, la symbolique calorique est explicite : quand l’homme laisse refroidir la couche, l’épouse n’en reste pas moins chaude.

La femme des années 80 est un être de désir. La fidélité de Pénélope n’est plus de mise. L’adultère est la nouvelle normalité, le nouveau régulateur de l’équilibre entre les sexes. Même Madame Hooker, fatiguée d’angoisser pour la vie de son mari, l’a laissé pour un dentiste, alors qu’elle l’aime encore. Les couples se font et se défont, se brouillent et se réconcilient, c’est le principe des épisodes de The Love Boat, une série non seulement produite mais écrite par Aaron Spelling, brodée personnellement à partir des mémoires de Jeraldine Saunders[7] et qui, de ce fait, peut prétendre au statut de condensé de sa représentation du monde.

On ne peut d’ailleurs s’empêcher de remarquer l’analogie entre le chronotope du paquebot et ceux de l’île dans Fantasy Island et du palace dans Hotel, une autre création du producteur À chaque fois, on a affaire à des hétérotopies au sens que Michel Foucault donne au terme, c’est-à-dire des lieux séparés du monde et dans lesquels "tous les autres emplacements réels que l’on peut trouver à l’intérieur de la culture sont à la fois représentés, contestés et inversés, des sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux, bien que pourtant ils soient effectivement localisables". La définition pourrait d’ailleurs parfaitement convenir aux villes imaginaires que sont Bad City dans Starsky & Hutch ou Lake City dans T.J. Hooker. On pourrait dire, plagiant Victor Hugo, que les hétérotopies de Spelling sont des "miroirs de concentration" de l’Amérique en mutation après la libération sexuelle et les avancées du féminisme de deuxième vague. La fiction s’installe dans ces lieux ad hoc pour mieux rendre compte du monde réel, pour enseigner et non prêcher, comme le disait le producteur dans une interview du 29 novembre 1999 pour les archives de la télévision américaine[8]. Et il enseigne à l’Amérique de son temps une éducation sentimentale débarrassée de toute fausse pudeur, de tout ce qu’il fustige sous le terme de « bigoterie » (bigotery).

B comme Bienveillance

Dans les séries de Spelling, on ne plaisante pas sur la virilité. Elle répond aux mêmes exigences de séduction que la féminité. Elle est tout aussi ostentatoire. Au début des années 80, elle s’affiche volontiers par la pilosité. On songe à la moustache de Matt Houston ou encore à la barbe bien coupée de Peter McDermott. Elle suppose aussi l’élégance impeccable du costume, voire du nœud papillon et même chez Vince Romano du slip à ses initiales. Les blousons de Starsky & Hutch, très Seventies, sont réservés aux personnages un peu frustes comme Matthew Blaisdel dans Dynasty. Le blouson, c’est le charme à l’état brut, celui du cow-boy dont Matt Houston enfile aussi la panoplie de cuir dans son ranch. C’est la virilité indisciplinée, sauvage. À ce titre, il est un peu l’opposé de l’uniforme et du prestige qui lui est attaché, que ce soit à bord du Pacific Princess aussi bien que dans T.J. Hooker.

Dans les années 1970, Starsky & Hutch avait relayé un besoin de décontraction et Charlie’s Angels enregistré l’émancipation des femmes, leur accession à des professions jusque-là monopolisées par les hommes, même s’il y avait Cinnamon Carter dans l’équipe Mission: Impossible. C’était en quelque sorte le bon temps. T.J. Hooker répond à la demande d’ordre qui s’exprime dans les années 1980. La guerre du Vietnam est finie, mais ceux qui en sont revenus la retrouvent dans les rues. C’est un thème insistant de l’épisode pilote. Le risque d’être tué est partout. C’est à qui tirera le premier et le mieux. T.J. Hooker n’est pas plus laxiste que l’ancien gouverneur de Californie entré à la Maison Blanche. Mais, ce n’est pas par hasard que le scénario lui assigne la tâche de former les nouvelles recrues. Sa fonction à l’Académie de police métaphorise la mission sociale qu’il endosse à l’image d’un superhéros. C’est toute la différence avec la politique de loi et d’ordre (law and order) du Président. Le sergent a la fibre d’un éducateur ; ses aventures sont un appel à réapprendre à la jeunesse le goût de l’effort et de la discipline au service de la communauté. S’il est sans pitié pour les délinquants endurcis, il vole volontiers au secours des enfants à problème que les gangs instrumentalisent. C’est le thème du neuvième épisode de la saison 2, A Cry for Help. Plus qu’un policier, Hooker est un protecteur comme l’affiche le titre de l’épisode pilote : The Protectors. Il reprend symboliquement la fonction qu’assuraient les Anges de Charlie, mais il l’infléchit dans le sens d’un besoin d’autorité, quasiment paternelle. Il incarne une virilité bienveillante, d’inspiration chevaleresque, qui se dresse contre le crime aussi bien qu’elle dénonce l’impuissance de l’administration à prendre soin des plus faibles.

Ce faisant, les scripts de Rick Husky, le showrunner, prennent soin d’évacuer tout soupçon de sexisme. Le capitaine Sheridan veille au grain : c’est ainsi que dans l’épisode The Fast Lane (02x17), il impose à ses agents de constituer une équipe de football mixte. Au reste, l’efficacité de sa fille Stacy illustre l’égalité des sexes sur le terrain. Les séries d’Aaron Spelling ont beau respecter un strict partage des sexes, elles contrarient dans le même temps les stéréotypes de genre aussi bien que de race en entamant la promotion de la diversité à une époque où elle est encore problématique à la télévision américaine. On y trouve des acteurs hispaniques ou afro-américains à des rôles notoires. Le producteur a confié lui-même avoir accordé une place importante à l’homosexualité de Steven Carrington dans Dynasty pour faire la différence avec Dallas. Et ça a marché ! Le résultat est un traitement sensible d’une orientation sexuelle qui était encore tabou avant que le SIDA ne la banalise. Le premier couple lesbien ne viendra qu’en 1988 dans la série médicale HeartBeat, à la fin de la présidence Reagan. En revanche, The Love Boat aborde la transsexualité dès janvier 1982 avec Gopher’s Roomate.

Ces exceptions à la norme hétérosexuelle sont toujours regardées avec empathie. Le trouble qu’elles provoquent est diégétisé pour être mieux conjuré et les discriminations à leur égard sont systématiquement condamnées. L’évolution de Blake Carrington, du rejet de la sexualité de son fils à sa pleine acceptation, montre la marche à suivre en ces domaines. Il est vrai que cet heureux dénouement n’advient que sous la présidence de George Bush père, dans l’ultime mini-série d’octobre 1991 ; mais les téléspectateurs s’étaient attachés depuis longtemps au personnage. Les années 80 s’initient à la différence et ces fictions invitent à l’ouverture d’esprit. Avec elles, ABC prend le contrepied du conservatisme reaganien.

C comme Capital

À l’exception notable de T.J. Hooker, les dollars coulent à flot dans les séries reaganiennes d’Aaron Spelling. La richesse s’y étale avec exubérance, jusqu’au tape à l’œil le plus vulgaire, telle cette décapotable ornée de cornes de buffles dont Matt Houston se moque lui-même dans X-22. Il ne suffit pas aux héros d’être riches à milliards, il leur faut le montrer à grand renfort de limousines, d’hélicoptères ou de jets privés. La fortune est faite pour être vue. Les Trente Glorieuses avaient exporté un American Way of Life confortable, à la portée des employés économes ; les années 1980 font miroiter un faste babylonien. On sait depuis Max Weber que le puritanisme a constitué un puissant moteur de l’économie américaine en offrant à l’individu la possibilité de se rassurer sur sa grâce divine par l’accumulation de biens terrestres[9]. Il faut croire que la grande récession qui a porté Reagan au pouvoir s’est accompagnée d’une terrible angoisse spirituelle pour susciter pareille débauche d’opulence.

Aaron Spelling, en fait, semble avoir à cœur de réfuter cette conception lénifiante du capitalisme. Au mois d’août 1979, Sidney Sheldon et Tom Mankiewicz, les créateurs de Hart to Hart, introduisent le personnage de Jonathan dans l’épisode pilote en le faisant ironiser sur la magie de la finance : « changer 5 dollars en 10 dollars, c’est impossible. Mais changer 5 millions de dollars en 10 millions de dollars, ça, c’est inévitable[10]. » L’analogie avec le miracle des Noces de Cana est appuyée. L’imaginaire biblique est convoqué pour représenter un système dans lequel l’argent va à l’argent en vertu de ce qu’on pourrait appeler une fatalité de la croissance financière, à laquelle échappent les revenus du travail. Max Weber est ainsi revisité pour décrire une société divisée en deux catégories : ceux que le marché enrichit sans effort et ceux dont les efforts sont vains. On est aussi loin de la grâce transcendante que de l’austérité protestante. Quant à l’empire de Matt Houston, on apprend qu’il l’a construit pour prouver à son père qu’il pouvait subvenir seul à ses besoins. La voix off de sa juriste, qui nous fait le récit de son ascension, pourrait s’apparenter à un véritable “Évangile selon C.J.” dont l’acte fondateur serait le départ du Texas natal et l’installation à Hollywood : « il a fait ses bagages et quitté tout seul l’État à l’Étoile… et il est venu dans l’État des étoiles[11] », des stars si l’on préfère en bon français. Matt Houston refait ainsi le chemin parcouru par Aaron Spelling lui-même. La figure mythique du Self Made Man converge avec le mirage hollywoodien pour incarner un autre miracle : celui du rêve américain qui a aussi permis au fils d’un tailleur, persécuté par ses camarades d’école, de devenir l’un des géants de la télévision. Les deux milliardaires ont en commun de délaisser des affaires qui les ennuient profondément. Jonathan a chargé Marcus de la gestion des siennes. C.J. Parsons est censée veiller sur celles de Matt Houston, mais dans les faits elle le seconde dans ses investigations et il ne cesse de chasser son comptable comme, dans le pilote, les élégantes secrétaires qui l’assaillent dans son hall. Pour l’un comme pour l’autre, les enquêtes sont une échappatoire au business. Ces milliardaires, auxquels on pourrait ajouter Charles Townsend, font figure de rois sans divertissement, qui trouvent dans la résolution des crimes le piment qui manque à leur vie de nantis. C’est par là, en somme, non par leurs gains, qu’ils achètent leur place au paradis en assumant comme T.J. Hooker une mission sociale au service de la justice. C’est par là qu’ils obéissent à l’impératif moral de bienveillance. Il y a de la théologie méthodiste dans ce système : la prédestination est nécessaire et la magie de la fortune en tient lieu, mais elle n’est pas suffisante. La stricte doctrine calviniste est tempérée par les vertus du libre arbitre et du mérite.

La comparaison avec Blake Carrington est éloquente. Lui n’a pas d’autre hobby que les affaires et son caractère en illustre parfaitement les nuisances délétères. Alors qu’on fait sa connaissance dans un rôle un peu décalé de prince Charmant sur le point d’épouser sa secrétaire, celle-ci ne tarde pas à s’inquiéter du côté obscur qu’elle lui découvre. Le tycoon est habité par une soif insatiable de tout contrôler, de tout posséder, à commencer par elle. Si elle va au bout de son conte de fées en dépit de ses craintes, elle ne tarde pas à se sentir prisonnière dans sa grande demeure, en bute à l’hostilité du personnel de maison et à la jalousie d’un époux autoritaire qui n’hésite pas, dès le 9e épisode, à lui imposer violemment le devoir conjugal dans un moment de rage. L’amour ne fait pas bon ménage avec l’instinct de propriété qui régit le capitalisme. Blake n’est guère meilleur père que mari. L’avidité se paie au prix du bien-être domestique. Les businessmen n’ont en fait le choix, chez Spelling, que d’évoluer en dandys enquêteurs ou en milliardaires prédateurs.

Il y a toutefois une exception et non des moindres : le propriétaire et l’hôte de Fantasy Island, Mr. Roarke. Son projet initial découle de la logique précédente : vendre à des clients fortunés la réalisation de leurs fantasmes les plus inaccessibles. Cela présuppose que la réussite financière est une passion triste, qui porte en elle le germe de la frustration. Les riches veulent tout, mais les dollars ne peuvent pas tout payer dans la réalité. Néanmoins les hôtes se diversifient vite et tous n’ont pas de hauts revenus. Dès le quatrième épisode, l’un d’entre eux est le gagnant d’un concours. L’offre reste inchangée, mais Roarke évolue en artisan de vies imaginaires, en manufacturier du rêve, en marchand de bonheur pour cette middle class à laquelle toute l’Amérique pense appartenir. Ce métier, au fond, n’est autre que celui d’Aaron Spelling lui-même. À travers son personnage, le producteur interroge son propre rapport aux affaires et brosse une allégorie de la mission sociale dont il se sent investi : entretenir l’espoir dans tous les cœurs. Ainsi, l’industrie du divertissement échappe-t-elle à la malédiction du capitalisme. De fait, Mr. Roarke affronte à deux reprises le Prince des Ténèbres, en 1980 et 1982. Et il en sort à chaque fois vainqueur : jamais le diable n’aura son âme immortelle, déclare-t-il fièrement dans le 2e épisode de la 5e saison. Pour que l’opposition stricte des deux hommes n’échappe à personne, leurs costumes respectifs font de chacun le négatif photographique de l’autre. Il y a de l’exorcisme dans ces histoires. Spelling semble soucieux de se rassurer sur sa grâce.

Pour bien cerner la dynamique de son imaginaire, il faut se rappeler que, pour un créateur, le nom est une « chose capitale[12] ». Celui d’Aaron Spelling est surdéterminé. De ses origines juives de fils d’émigré russe, dont il a beaucoup souffert dans son enfance, il tient un prénom emprunté au frère et interprète de Moïse, celui qui porte la parole du prophète. C’est par lui qu’elle est épelée – to spell en anglais –, énoncée dans une langue, celle de la kabbale, pour laquelle la lettre est sacrée[13]. Spelling, que son père avait forgé par déformation de Spurling, son patronyme natal, c’est l’identité proprement américaine du producteur. On comprend qu’il se soit senti à sa place sur un network au nom d’abécédaire. Mais Aaron, c’est aussi celui qui a cédé au culte du Veau d’or. Et l’on ne peut s’empêcher d’y penser à la vue du Spelling Manor, la demeure d’une centaine pièces, la plus vaste de tout le comté de Los Angeles, que le producteur s’est fait construire en 1988 sur les hauteurs de Holmby Hills. Celle de Blake Carrington semblerait presque modeste à côté. Aaron Spelling s’est installé dans son monde de fiction, celui qu’il développait depuis Burke’s Law et dans lequel l’Amérique reaganienne s’est reconnue. Tiraillé par son métier entre la création et la finance, Aaron Spelling veut croire que la première rachète moralement la seconde en élevant le divertissement au rang de mission sociale.

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Du coup, pour ceux qui se demandent où se cache Fantasy Island, la réponse est simple : sur l’antenne d’ABC, là où l’imaginaire subjectif d’Aaron Spelling est entré en syntonie avec les électeurs de Reagan comme avec ses détracteurs et ses opposants. Les liens avec la chaîne se sont détériorés après l’arrêt de Dynasty en 1989 et c’est sur Fox que le producteur a par la suite placé deux autres soap operas à succès : Beverly Hills 90210 de 1990 à 2000 et Melrose Place de 1992 à 1997. Il est aussi revenu sur CBS ou NBC et il a participé à la diversification du paysage audiovisuel américain en produisant des séries pour UPN et The WB après leur création en 1995. La stricte convergence entre la politique commerciale d’une chaîne et la diversité de ses créations ne s’est jamais reconstituée nulle part. C’est une des spécificités de la télévision reaganienne. Elle véhicule la séduction d’une hétérosexualité épanouie, d’un ordre bienveillant et d’un capitalisme régulé par l’altruisme. Le consensus autour de cette représentation du mon a valu à Spelling bien des critiques qui l’ont touché. Il le confiait à Associated Press lors d’une interview de 1986 ; mais c’était pour aussitôt s’en consoler en répliquant « qu’on a le choix entre faire ses preuves face à trois cents critiques ou à trente millions de fans[14]. » C’est ce défi que relèvent les artistes intéressés par le grand public ; c’est en le relevant qu’ils parviennent à saisir une époque dans toutes ses ambiguïtés, à opérer la synthèse de ses contradictions.

 

Pour voir la vidéo de cet article

https://www.youtube.com/watch?v=ioAxfgVroTQ

 

 


[1]Tim Brooks & Earle Marsh (2007). The Complete Directory to Prime Time Network and Cable TV Shows 1946-Present (9th Edition), New York, Ballantine Books. p. 1688. Les mesures de l’agence Nielsen son reprises sur la page Wikipédia Top-rated United States Television Programs of 1978-1979, https://en.wikipedia.org/wiki/Top-rated_United_States_television_programs_of_1978%E2%80%9379#cite_note-1 [consulté le 15/05/2021].

[2]. En français Section 4, Starsky et Hutch, Drôles de dames, L’Île fantastique, La Croisière s’amuse et Pour l’Amour du risque.

[3]. Sur l’immersion fictionnelle, voir Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, Paris, Le Seuil, 1999, pp. 145-164.

[4]. Voir Paul Ricœur, « L’Identité narrative », Esprit, no 140-141, juillet-août 1988, p. 295-304.

[5]. Edgar Morin, L’Esprit du temps, Paris, Grasset, « La Galerie », 1962.

[6]. « You gotta kiss a lot of frogs before you meet your prince! » (45:07).

[7]. Jeraldine Saunders, The Love Boats: Above and Below Decks With Jeraldine Saunders, Pinnacle Books, 1974.

[8]. L’enregistrement de cet interview est disponible sur le site YouTube https://www.youtube.com/watch?v=_aLfIGvKQPE&list=PLA8_M2IEM1KI62ZROMeZh90Lmhq_qKawx [consulté le 18/05/2021].

[9]. Max Weber, L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme [1904-1905], suivi d’autres essais, J.-P. Grossein [trad.], Paris, Gallimard, 2003.

[10]. « to make $5 into $10 is impossible. But to make $5 million into $10 millions that is inevitable. » (01x00, 00:02:11).

[11]. « he packed up and left alone Star State… and came to the State of the Stars » (00:07:41)

[12]. Voir à cet égard les travaux réunis par Philippe Bonnefis et Alain Buisine (ed.), La Chose capitale, Lille, Presses Universitaires de Lille, 1981.

[13]. Voir Frank Lalou, Les Lettres sacrées de l’alphabet hébreu : de l’archéologie à la kabbale, Paris, Trédaniel, « Véga », 2015.

[14]. « The knocks by the critics bother you. But you have a choice of proving yourself to 300 critics or 30 million fans. » La citation a été très largement reprise à l’annonce de son décès en 2006. Voir entre autres « Television Producer Aaron Spelling Dies » ; TMZ, 24/06/2006, https://www.tmz.com/2006/06/24/aaron-spelling-dies/ [consulté le 18/05/2021].