Katniss Everdeen ou les ambiguïtés de la violence

Katniss Everdeen ou les ambiguïtés de la violence

Soumis par Antonio Dominguez Leiva le 31/03/2012
Catégories: Dystopie, Dystopies

 

Dès la scène d’ouverture de Hunger Games, on va suivre l’héroïne, point focal, comme dans le roman, de notre perception de l’univers dystopique de Panem. Nous sommes au cœur de la pastorale américaine, sauf que les fermes des pionniers ancestraux sont désormais entourées de fils barbelés, commentaire déjà désenchanté sur le grand espace fondateur de la Nation. Tandis que les fermiers désertent le village en une sorte de pèlerinage qui évoque le déplacement de populations asservies, une belle jeune fille fugue un moment dans la Nature pour rejoindre son amoureux et chasser un peu de nourriture pour subsister. Triple exposition de l’attribut héroïque de la protagoniste, annoncé dans les affiches du film (l’arc), de sa situation sentimentale (promise à une complication dramatique) et économique (cantonnée au braconnage pour subsister), état initial de la fable qui montre, sur le plan structurel, l’anormalité d’un ordre usurpé; le garçon évoque d’ailleurs la possibilité de la fuite, elle sa futilité. Comme pour lui donner raison un immense vaisseau spatial fait irruption sur leurs têtes, annonçant le motif mythologique de la confrontation entre l’héroïne, Thésée féminisé, et la bête biopolitique qui incarne un système monstrueux1.

Katniss Everdeen, présentée d’emblée comme une figure du «empowerment» féminin; c’est elle la chasseresse, à la fois Amazone et Grande Mère nourricière qui se substitue à un père défunt (le flashback de l’accident dans la mine aura ironiquement tout d’un vidéoclip MTV, récupération du passé industriel et ouvrier de la Nation sous le signe du kitsch) et à une mère dysfonctionnelle, paralysée par la perte du pater familias. L’on voit là agir les rouages du marketing ciblé pour une génération d’adolescentes élevées dans le monoparentalisme et le culte sournoisement aliénant de la Superwoman. Le geste de substitution volontaire à sa petite sœur lors du tirage au sort des «tributs» pour les Jeux de la Faim en fait aussi une figure sacrificielle qui dépasse et abolit symboliquement, par le don de soi, la logique du sacrifice instaurée par le pouvoir totalitaire du Capitole. C’est ce sacrifice volontaire qui investit Katniss d’une mission salvatrice (survivre pour continuer à subvenir aux besoins de sa petite soeur) par opposition aux autres compétiteurs, tout en inaugurant la symbolique messianique de l’œuvre.

Contre la violence professionnalisée de ces adolescents soldats que sont les Careers, et contre l’existence factice des téléspectateurs du Capitole, masse ridicule et efféminée entièrement livrée au culte hédoniste de l’hyperconsommation et indifférente à la misère et la souffrance tragique sur laquelle repose leur abondance, Katniss incarne l’authenticité et les vraies valeurs américaines, à commencer par le «bon» individualisme de la véritable «gagnante», légitimée par une «destinée manifeste» que tous les autres personnages reconnaissent peu à peu. C’est ainsi que la figure déchue de Haymitch Abernathy, boomer alcoolique obsédé par les traumatismes de son passé faussement glorieux, sera rédimée par la présence messianique de Katniss, toujours selon la symbolique du dépassement des mauvaises figures parentales («Sachez que je ne peux rien faire pour vous aider» est sa première phrase, symbole de l’inutilité de toute une génération censée transmettre des modèles à ses héritiers).

Cette authenticité, maître mot du mythe de l’adolescence, ne va pas sans heurts et Katniss avoue ne pas savoir «comment fait-on pour être aimée des gens», notamment dans cette société factice (domaine du pur «das Man /On» heideggérien) régie par le spectacle où tout est hypocrisie (incarnée par l’animateur Plutarch Heavensbee qui dit «adooorer» les tributs «fiers d’être du district 12», alors qu’il n’a que mépris à leur égard). Ironiquement, sa survie dépendra littéralement de cette capacité de plaire, étant donné le système de sponsors qui régit les Jeux («la seule façon de t’en sortir est en te faisant aimer du public», résume Haymitch).

Véritable cautionary tale pour une génération obsédée par le succès médiatique, Katniss est confrontée à la célébrité dans une sorte de rêve de princesse qui tourne au cauchemar, de sa découverte du luxe à sa transformation en beauty queen enflammée (la «fille de feu» aux accents nervaliens) et invitée d’un talk show massivement populaire. La transformation de son sacrifice en news story mélodramatique et son exhibition en phénomène de pur artifice (les fausses flammes composées par Cinna/Lenny Kravitz) la confrontent à l’incompréhension de cette classe oisive pour qui tout n’est plus que divertissement pascalien. Il en va de même pour la déclaration amoureuse de Peeta qui est immédiatement récupérée en marketing («je peux vendre les amants maudits du district 12», s’exclame Haymitch).

L’adaptation cinématographique du roman transforme néanmoins cette critique de façon très ambiguë: dans sa spectaculaire campagne de marketing savamment orchestrée, Lionsgate a lancé un site Internet (Capitolcouture) dédié à la mode extravagante de la capitale de Panem et présenté comme un magazine féminin où le styliste Cinna vante les mérites de son nouveau eye-liner. Des produits dérivés (tee-shirts, boucles d'oreille, vernis à ongles) vont se répandre dans les cours des collèges et lycées, mais aussi dans les cours d'école, puisque Mattel envisage de lancer une poupée Barbie à l'effigie de Katniss Everdeen, selon The Hollywood Reporter. La récupération de l’univers honni par le roman en nouvelle mode a tout d’un véritable renversement axiologique (Pazdziora emploie le terme de «hijacking»).

Contre cette aliénation, Peeta rêve, à l’intérieur de l’univers diégétique, d’insoumission adolescente: «je ne veux pas les laisser me changer (…), je dois trouver un moyen de leur montrer que je ne leur appartiens pas, rester moi-même». Plus mûre, et déjà promise à la fonction maternelle, Katniss rétorque qu’elle «ne peut pas se permettre de penser comme ça», annonçant qu’elle fera tout pour survivre, dont jouer le jeu de l’amour médiatique aux dépens de son véritable amour laissé dans la ferme. 

C’est donc investie d’une mission qu’elle plonge dans la violence hobbesienne des Jeux de la Faim, «cette guerre de tout homme contre tout homme» où «la vie de l'homme est solitaire, indigente, dégoûtante, animale et brève» (Hobbes, Léviathan, I, XIII). Nous avons déjà évoqué l’aspect symbolique de ce radicalisme dystopique qui pousse jusqu’au bout la logique de «l’horreur économique» néolibérale.

Le fait d’incarner physiquement cette violence diffuse ou occultée dans des scènes où des adolescents s’entretuent sauvagement pour survivre dans la forêt semée de pièges mortels produit à la fois un malaise critique et une fascination spectatorielle. Bien qu’élidées par un montage frénétique, ces scènes ont d’ailleurs longtemps posé problème dans le marketing du film, qui ne pouvait en faire abstraction, mais ne voulait pas heurter les lobbies des associations parentales. C’est qu’on touche aux ambiguïtés de l’innocence enfantine dans le discours, et, ce qui revient au même, dans le marché occidental (des enfants de 12 ans auraient-ils le droit d’aller voir le film qui les représente en tueurs ensauvagés?), tout en évoquant le spectre d’une tiers-mondisation à travers la figure de l’enfant soldat, qu’on fait tout pour ignorer dans notre infotainment contemporain.

S’aventurant dans un projet qui pour beaucoup de majors semblait condamné Lionsgate a savamment promu le film en faisant l'impasse sur ce qui fait sa trame, et son attrait principal du point de vue des dispositifs psychiques spectatoriels. En occultant les combats mortels entre les jeunes participants de leurs trailers et teasers ils réussissaient en fait, sous prétexte de ne pas s’aliéner un public sensible et familial, à transformer ces scènes en pur fantasme qui ne pourrait être assouvi qu’en payant son entrée dans l’espace sombre des multiplex.

Car force est de constater une fois encore, et après maintes paniques morales sur la violence mass-médiatique (notamment lors de la croisade contre les comic books des années 1950, suivie par celle contre les videonasties puis celle contre les jeux vidéos), que celle-ci exerce une fascination toujours vive sur les adolescents en pleine mutation, obsédés par les faces cachées d’une existence qu’ils entrevoient «comme à travers un verre sombre» pour reprendre l’expression paulinienne. Et c’est cette fascination que Hunger Games met habilement en scène, à la fois comme explosion défoulante d’une violence intérieure (et l’on peut dire qu’on est ici dans l’extension des massacres rêvés par des cohortes de gamers aguerris –le jeu, par ailleurs, ne saurait tarder-), récupération de celle-ci comme moteur essentiel de la société du spectacle (à destination, dans l’univers du film, d’un public plutôt constitué des générations plus vieilles) et mise à distance critique dans le propos dénonciateur de la fiction.

Cette ambivalence est présente dès l’affiche du film où l’héroïne, offerte à notre regard comme une pure action girl de tant de blockbusters, nous menace directement de son arc, nous rendant conscients de notre rôle de voyeurs («nous serons tous spectateurs», prône ironiquement le tagline). L’arène est par ailleurs une Nature pervertie par la technologie scopophile, toujours selon l’intrusion de la Machine dans le Jardin analysée par Léo Marx (1964). Violée et envahie par des caméras jusque dans les trous des arbres, cette Nature dénaturée est devenue un pur environnement technologique géré à distance par des écrans tactiles; le ciel lui-même, ultime refuge de la transcendance de l’horizon américain dans la tradition picturale et cinématographique du Western, est devenu un pur écran, sorte de dôme qui cloisonne hermétiquement cette prison (image qui revient de façon obsédante dans notre iconosphère panoptique, du film des Simpsons au Dôme de Stephen King, en passant par le dispositif orwellien du film de Peter Weir The Truman Show). Véritables démiurges les technocrates de l’émission de télé-réalité (les «Gamemakers») infléchissent les conditions naturelles, provoquant un feu destructeur qui évoque les craintes de manipulation climatique dénoncées par l’écologisme contemporain. Inversement des «sponsors» interviennent à la façon des dieux olympiens des épopées antiques pour venir en aide à leurs favoris dans cet univers entièrement privatisé.  

En un éloquent raccourci (qui évoque la fable étiologique du Seigneur des Mouches) la pure violence hobbesienne donne lieu à son organisation en violence tribale, un groupe monopolisant la chasse aux individus isolés. Le spectre de la délinquance juvénile des gangs est ici revu à l’ère des fusillades dans les écoles, incarné par l’enthousiasme de la jeune qui commente son premier meurtre («elle avait l’air tellement idiote… ‘Ne me tuez pas, ne me tuez pas’, ha! ha!»). Mais, symptomatiquement, cette sauvagéité leur est exigée de la part de leurs aînés en un véritable «apprentissage du mal» qui renforce le clivage des générations et le cauchemar pédagogique de l’œuvre.

Contre ces deux violences cynégétiques, Katniss va marquer la légitimité d’un autre pouvoir que, selon les termes de Michel Foucault repris par G. Chamayou l’on peut appeler «pastoral». Pouvoir mobile (projet en itinérance), bienfaisant (il s’agit de prendre soin des brebis) et individualisant (qui connaît un par un ses sujets) face au pouvoir cynégétique qui établit des espaces de capture (à la fois le campement et les pièges), prédateur et massifiant, il oppose au droit de contrainte la stricte persuasion (Chamayou, 2010: 28-9).

L’alliance d’entraide avec la petite Rue est surtout un glissement de la fonction maternelle déjà établi dans le rapport à la sœur, qui a pour effet de légitimer une violence devenue protectrice. «Le pouvoir pastoral s’était défini comme une anti-chasse. Pourtant –et là est le paradoxe-, il développa à son tour des pratiques cynégétiques (…) des chasses pastorales (…) On n’est plus dans une logique de prélèvement prédateur, mais dans une rationalité de l’ablation salutaire ou de l’exclusion bienfaisante (…). Il s’agit moins de capturer des proies que de supprimer des bêtes devenues dangereuses» (Chamayou, 2010: 34-36). C’est ainsi qu’elle tue directement sa première victime en tentant de protéger, en vain, la petite.

Les funérailles dignes qu’elle donne à son cadavre contrastent aussi anthropologiquement avec le mépris des morts affichés par le pouvoir prédateur, et est justement perçu comme un signe de révolte (écho évident du mythe d’Antigone) par les dominants qui s’en inquiètent et les dominés qui se révoltent en une scène qui évoque directement les émeutes raciales et estudiantines contemporaines. Ce soin donné à la morte (dans une scène qui évoque par ailleurs la délicatesse des peintres préraphaélites)  réhabilite «scandaleusement» le point de vue des victimes, déjouant et brisant l’unanimité des persécuteurs. Comme l’objection extravagante et magnifique d’Antigone dressée face à Créon et comme le message évangélique étudié par René Girard, ce geste de Katniss brise la mécanique sacrificielle des persécuteurs. En révélant l’innocence des victimes (emblématisées dans la figure enfantine de Rue), elle disqualifie le sacrifice et en ruine, par avance, tous les effets.

Mais, contrairement au sacrifice évangélique, Katniss va continuer à avoir recours à la violence. On retrouve là toute l’ambiguïté du messianisme américain, sans cesse tiraillé entre une innocence cruelle et une culpabilité tourmentée. «La conviction mythique américaine, à la fois intime et communautaire, est que la société n’offre qu’un rempart précaire contre la bête sommeillant en l’homme: la violence irradie du cœur même du sujet qui oscille sans cesse entre sauvagerie et civilité», écrit l’historien du Diable R. Muchembled (2002: 353). Pour que la civilisation soit instaurée ou restaurée, il faut nécessairement une violence justicière qui mette fin au cycle de la violence sauvage et primitive. Dans le mythe même de la Frontière, la fondation de la communauté apparaît comme un «processus qui est rendu possible grâce à l’action violente et toute négative d’un homme qui est et demeurera étranger à la communauté fondée; le défricheur ou le marshal n’est ni prince ni législateur, il se contente d’écarter le danger qui jusque là empêchait la société de s’instituer (la nature inhospitalière, l’Indien, ou le cowboy violent étant les trois grandes figures du danger à l’Ouest); son action décisive n’est pas une fabrication de la cité, mais consiste seulement à marquer l’espace où il est possible de fonder une cité, et à quitter cet espace une fois qu’il a été délimité» (Daniel Agacinski, 2011: 5).

Le trait majeur de cette légende est de faire reposer la fondation (qui dans le cas de Hunger Games est une véritable refondation de l’Amérique) sur une action humaine et violente par laquelle la violence peut mettre un terme à la violence.  Comme le signale D. Agacinski, «placer ce genre d’action à la racine de l’ordre civil n’est pas sans conséquence pour l’idée qu’on se fait de la nature même du politique», niant l’autosuffisance de celui-ci: «l’ordre politique se fonde sur son contraire, ou plutôt sur sa marge individuelle et violente, et il se régénère à sa frontière; la fixité s’institue par la mobilité. Se représenter ainsi l’existence de la communauté politique comme conditionnée par son autre et son dehors ancre dans le rapport à soi du groupe la conscience de sa précarité et de la fragilité de toute institution. Et la conséquence pratique de cette représentation est alors une disposition à retrouver l’esprit de la fondation dans une certaine violence, dans une action qui se joue sur les frontières» (ibid). C’est à partir de cette disposition que R. Slotkin forge le concept de «régénération par la violence», qui donne son titre au premier volume de sa trilogie de la Frontière (Slotkin, 1973).

C’est cette régénération qui permet le mythe de «l’innocence récurrente» qui traverse toute l’histoire américaine, et qui correspond au thème baptiste du born again, de la chute suivie d’une rédemption et d’une seconde naissance qui est au fondement même de la Nation et de l’imaginaire hollywoodienne. Or, l’on sait comment cette obsession de reconquérir l’innocence après chaque période de doute et de tragédie a été renforcée par le 11-septembre, horizon où s’inscrit clairement l’épopée de Katniss2. Son utilisation aseptique de l’arc (connoté dans l’univers western comme l’arme de l’Autre racial, sauvage à civiliser ou exterminer) rejoint par ailleurs la symbolique de la violence justicière du cow-boy, héros archétypal américain, étudiée par Cawelti: «One source of the cowboy hero’s appeal is the way in which he [gives] a sense of moral significance and order to violence. His reluctance and detachment, the way in which he kills only when he is forced to do so, the aesthetic order he imposes upon his acts of violence through the abstract ritual of the shootdown, and finally his mode of killing cleanly and purely at a distance through the magic of his six-gun cover the nakedness of violence and aggression beneath a skin of aesthetic and moral propriety.» (1975, p.88).

La violence de Katniss est par ailleurs doublement légitimée puisque présentée comme la proie du clan organisée. C’est la ruse, attribut mythique d’Athéna et des héros grecs qui s’en réclament (dont Thésée ou Ulysse aux mille tours), qui lui permettra de renverser la dialectique du chasseur et du chassé, à commencer par la manipulation à son avantage de la Nature (la ruche d’abeilles mutantes)3. Mais ce sera son geste altruiste qui va la sauver lorsqu’elle ira récupérer la médecine pour Peeta et que, assaillie par une des sadiques adolescentes (aux traits Latinos), elle sera sauvée par le compagnon de district (et soul brother racial) qui venge la mort de Rue.

Après la fonction maternelle, c’est l’amour, idéologie du blockbuster hollywoodien et drogue nationale américaine, qui va justifier la «bonne» violence de l’héroïne. Prise dans l’inévitable triangle de la fiction romantique (qui n’est pas sans rappeler celui de Twilight), elle va être prise elle-même dans la fiction des «amants maudits» (sorte d’actualisation du pari pascalien: «faites semblant de croire, et bientôt vous croirez»). Sa protection de Peeta blessé signe encore une fois la substitution des figures traditionnelles d’autorité masculine au profit du empowerment fantasmatique féminin. Plus perversement, les rapports sexuels sont substitués ici non plus par l’abstinence des morsures vampiriques, mais par l’échange de fluides (sous la forme d’onguents médicinaux) sur les orifices des blessures, tout aussi pervers mariage d’Eros et Thanatos qui en dit long sur l’état de meurtrissure du «nouveau désordre amoureux».

Avec la meute de chiens mutants programmée par les Gamemakers c’est l’imaginaire de la chasse aux esclaves qui est finalement activée, confirmation ultime du pouvoir cynégétique (4). Il est intéressant de voir qu’une polémique a surgi sur la caractérisation de certains personnages (dont notamment Rue) par des acteurs afro-américains; outre le marketing multiculturel qui caractérise Hollywood toujours aux aguets de publics cibles, c’est tout un imaginaire de l’esclavage qui se trouve ici réinvesti et transformé. La solidarité du couple blanc avec les persécutés contre le méchant Career Aryen du premier district et les parasites du Capitole a dès lors valeur de «réparation fantasmatique» d’un passé toujours traumatisant (qui formait par ailleurs le non-dit du grand classique de la cynégétique meurtrière hollywoodienne, Les Chasses du Comte Zaroff). Après la mise à mort de l’Aryen dévoré par les bêtes c’est le triomphe de l’amour qui met fin à la spirale de violence darwinienne. Alors que, dans un ultime étalage de sadisme, les Gamemakers exigent la lutte entre les deux amants, ceux-ci choisissent de faire un pacte suicidaire en mangeant, nouveaux Roméo et Juliette, les baies empoisonnées. Ils mettent ainsi en conflit les deux grands ressorts du grand spectacle américain, le culte de la violence et le culte de l’amour, véritable idéologie de consolation selon l’analyse adornienne.

Comme dans le film lui-même c’est ce dernier qui triomphe des Jeux, bien que l’on ne puisse distinguer entre la sincérité du geste ou la manipulation rusée par Katniss des affects des téléspectateurs («Fais-moi confiance», dit-elle à Peeta en lui tendant le fruit empoisonné, nouvelle Ève devenue rédemptrice). Ambigu comme le traitement de la violence dans le film, ce geste est à la fois sacrifice suprême et art de la fuite au sein de la dialectique du chasseur et du chassé: «L’art de la fuite efficace, en ce qu’il suppose la maîtrise intellectuelle de la logique cynégétique, prépare un retournement de la relation de chasse. D’objet traqué la proie peut se faire sujet, c’est-à-dire dans un premier temps, chasseur à son tour.» (Chamayou, 2010: 104). Il reste que cette inversion qui triomphe du piège tendu par le pouvoir cynégétique résout le conflit hobbesien au profit de l’amour provoquant la colère renfrognée du machiavélique Président. Car contrairement à la tradition de l’ultime survivante («Final girl») qui articulait les slashers paranoïaques reaganiens ce n’est pas simplement en devenant à son tour prédatrice que l’héroïne élimine la menace.

C’est en menaçant de se sacrifier une nouvelle fois (ainsi que l’objet de son amour) que Katniss met radicalement en échec la logique sacrificielle sur laquelle repose la violence sans fin des Jeux de la Faim. Et bien qu’ayant satisfait à l’exigence de la violence justicière déjà évoquée, et évoquant la ruse de la proie traquée, le geste de l’adolescente se rapproche ici de l’agape évangélique (Julie Clawson écrira même un ouvrage de propagande chrétienne à ce sujet, parasitant le succès de l’ouvrage, The Hunger Games and the Gospel). Mettant en question le système même des Jeux et leur idéologie constitutive (non seulement en ce qui a trait au darwinisme social, mais aussi au culte à tout prix de la survie individuelle), le couple adolescent a raison des Maîtres du Jeu qui veulent sa dissolution.

Ironiquement, le dispositif de surveillance qui était destiné à leur asservissement et leur mise à mort devient dès lors le véhicule de l’apothéose épique de Katniss, «fille de feu» devenue héroïne du «peuple». Se parachève ainsi le cycle de la violence (re)fondatrice qui doit être, comme le signale D. Agacinski à la fois individuelle et une collective, car

accomplie par des individus que le récit distingue, mais [qui] ne prend son sens qu’au sein de la pluralité d’un peuple qui la voit, la commente, l’accompagne, la prolonge, et constitue pour elle une chambre d’écho indispensable» (ibid). Car cette (re)fondation sollicite immanquablement «la nécessité de la légende violente elle-même»: «la contre-violence qui se donne pour but d’être convertie en puissance d’institution a besoin d’être accompagnée du discours légendaire qui la chante pour être lue comme fondatrice d’un ordre politique, et non pas comme simple prolongation du cycle des violences. On peut alors interpréter l’ensemble des productions épiques appartenant aux traditions de l’Ouest américain comme un facteur déterminant de l’institution effective de l’ordre civil dans les anciennes terres sauvages. La constitution de genres artistiques liés à l’histoire de la Frontière (genres musicaux, littéraires, puis cinématographiques) a en elle-même une signification politique, une fonction: accompagner le mouvement par lequel la société américaine s’institue. (2011:5-6)

C’est dans la lignée de ces genres que l’on peut dès lors inscrire cette fable dystopique qui mène de la violence tyrannique et sacrificielle à la violence refondatrice. Nous laissons alors l’héroïne triomphante, mais assaillie d’incertitudes, retournant chez elle confronter son dilemme amoureux, mais aussi et avant tout sa fonction messianique dont elle aura peu à peu, à travers le regard posé sur elle par le «peuple», la révélation.

Bibliographie
Daniel AGACINSKI, «Le héros de la Frontière, un mythe de la fondation en mouvement», Miranda n°5 - 29/11/2011. En ligne. http://www.miranda-ejournal.eu/1/miranda/article.pdf?numero=5&id_article...
Sophie Body-Gendrot, La Société américaine après le 11 septembre, Paris, Presses de Sciences Po, 2002.
John G. Cawelti, The Six-Gun Mystique, Ohio: Bowling University Press, 1975.
Grégoire Chamayou, Les chasses à l’homme, Paris, La Fabrique, 2010.
René Girard, La Violence et le Sacré, Grasset, 1972.
Léo Marx, The Machine in the Garden:: Technology and the Pastoral Ideal in America, New York: Oxford UP, 1964.
Richard Slotkin, Regeneration Through Violence: the Mythology of the American Frontier, 1600-1860, University Press, 1973.

 

  • 1. «Dans l'Antiquité les Grecs devaient, pour expier les pêchés du passé, envoyer chaque année sept garçons et sept vierges en Crète, dans le labyrinthe de Dédale, où le Minotaure et une mort certaine les attendaient. J'ai toujours été choquée par la dureté de cette histoire. Le pouvoir en place disait aux Grecs: "Sortez du droit chemin et nous ferons pire que vous tuer, nous tuerons vos enfants." En même temps, les parents toléraient ça.» (Propos recueillis par Sophie Benamon)
  • 2. Voir Sophie Body-Gendrot (2002).
  • 3. Ce renversement est le propre de la chasse à l’homme, «la possibilité d’un retournement de la relation (…) où la chasse devient un combat ou une lutte (…) [est] le ressort scénaristique de tous les films de chasse à l’homme. C’est pour cette raison qu’elle est le «jeu le plus dangereux.» (Chamayou, 2010: 109).