Interventions divines et intrigues bancales: pourquoi Stephen King écrit de mauvaises fins

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Interventions divines et intrigues bancales: pourquoi Stephen King écrit de mauvaises fins

Soumis par Martine Meloche le 20/04/2018

 

Not being sure of things, he knew, was a charmless corner of purgatory reserved for writers who were driving fast with no idea at all where they were going.

- Stephen King, Misery

 

L’impact de l’œuvre de Stephen King sur la culture générale n’est plus à débattre. Le corpus de cet auteur se démarque entre autres par la quantité de publications le constituant. Mais une œuvre d’une telle envergure n’a pu laisser échapper quelques ratés, les plus importants se trouvant dans le dénouement de certaines de ces histoires.  Nous nous concentrerons aujourd’hui sur certaines fins bancales de romans et nouvelles de Stephen King.

Pour appuyer cette hypothèse somme toute subjective, nous nous concentrerons sur l’observation objective de la technique d’écriture de Stephen King et plus particulièrement son recours au deus ex machina, et comment ce procédé affaiblit considérablement la conclusion de ses histoires. En parallèle, nous comparerons les romans et nouvelles critiquées à un des romans de King qui ne souffre pas des points négatifs que nous aborderons dans cet article: Misery.

Enfin, nous nous prêterons à l’exercice de comparaison entre la nouvelle Vue imprenable sur jardin secret et son adaptation cinématographique, Fenêtre secrète. Par le fait même, nous montrerons que nous ne sommes pas les seuls à avoir détecté et pointé du doigt la faiblesse de la fin de cette nouvelle. À noter qu’il n’est pas question ici de faire le procès de la qualité de toute l’œuvre de Stephen King, mais bien de souligner certains cas où la fin ne s’est pas montrée à la hauteur du reste de l’histoire.

 

Processus d’écriture et intrigue

La méthode de rédaction de Stephen King est essentielle à la compréhension de la faiblesse de certaines de ses fins. Dans son autobiographie, Écriture Mémoires d’un métier, King partage de nombreux conseils sur le fond et la forme d’un roman, mais aussi sa perception de l’écriture d’une histoire et son opinion sur l’intrigue.

Selon King, «les histoires [sont] des objets trouvés, comme les fossiles dans le sol» qui «existent déjà d’elles-mêmes» (2000: 193). Autrement dit, l’écrivain n’invente pas l’histoire, il la découvre et doit l’extraire «aussi intégralement que possible» (Idem).

Si on peut décrire l’intrigue comme «ce que les personnages font pour gérer la situation dans laquelle ils se trouvent […] un enchaînement logique d’événements qui partent d’un incident initial venu modifier le statu quo des personnages» (George, 2004: 69). King voit l’intrigue comme un de ces outils permettant de découvrir l’histoire. Mais il s’agit d’un outil grossier qui risque d’abîmer l’histoire: «il y a incompatibilité entre la construction d’une intrigue et la spontanéité de la véritable création» (King, 2000: 192). King admet détester ce procédé pour l’avoir utilisé à quelques reprises, sans être satisfait du résultat final, déclarant que ces romans «cherchent trop à être de "vrais romans"» (Ibid.: 200).

Cette perception de l’intrigue n’est bien entendu pas partagée par tous. Certains genres, comme le policier, requièrent plus de préparation. L’auteure Elizabeth George affirme consacrer des semaines à l’élaboration de l’intrigue avant de se mettre à la rédaction de ses romans (2004: 80). En revanche, le processus de création de Stephen King se concentre sur une situation initiale, une idée, un personnage. Et les idées viennent au cours de l’écriture. Elles se présentent à lui comme des identités indépendantes. L’écriture consiste ensuite à «regarder ce qui se passe et de l’écrire» (King, 2000: 194). King se laisse impressionner par ses personnages, un gage qui, selon lui, lui assure que l’histoire surprendra son lectorat (Idem).

Si cette méthode a pu contribuer à la naissance (ou plutôt à la découverte) de romans emblématiques, elle a montré en revanche qu’une (bonne) fin n’aboutit pas nécessairement, et pour cause: King ne connaît pas la fin lorsqu’il commence un projet.

 

Le fiasco du Fléau

Si ne pas connaître la fin de son propre texte a l’avantage d’en garantir la surprise, cette technique expose l’auteur au risque de se retrouver dans un cul-de-sac. Stephen King le reconnaît, et donne l’exemple de l’écriture du Fléau. Ce roman est magistral par sa longueur et sa qualité, et sa popularité n’a d’égale que la médiocrité de sa fin. King admet avoir eu de la difficulté à mener cette épopée post-apocalyptique à son terme: «… arriva un moment où je ne pus plus écrire, car je ne savais plus quoi écrire» (King, 2000: 241). En fait, ce n’est que le nombre de pages investies qui l’aurait empêché d’abandonner. Résultat: l’un de plus grands romans de King se conclut sur l’une de ses fins les plus décevantes.

La fin du Fléau se résume très bien ainsi: les personnages sont sauvés in extremis par une intervention divine: «la bombe est en réalité un message envoyé dans les termes les plus sévères par le type de l’étage au-dessus» (King, 2000: 245). L’intervention divine dans le Fléau nous oblige ici à observer un autre processus d’écriture auquel King a recours. Un procédé tristement célèbre pour ne pas avoir les meilleurs des résultats s’il n’est pas suffisamment bien manié: le deus ex machina.

Du latin signifiant le dieu dans la machine, ce procédé n’a d’autre fonction que de sauver les personnages d’une situation qui serait autrement sans issue, ce que King mentionne habilement dans Misery, allant même jusqu’à reconnaître que cette méthode est désuète: «What you’re talking about is a called a deus ex machina, the god from the machine.[…] the hero was saved by God. But the deus ex machina[…] finally went out of vogue around the year 1700. Except, of course, fur such arcana as the Rocket Man serials and the Nancy Drew books» (King, [2016], version électronique).

Malgré cette désuétude, King admet y avoir recours. Dans son autobiographie, il donne l’exemple de sa nouvelle 1408, expliquant que la machination y est camouflée. Pour y arriver, l’élément salvateur doit être introduit dans l’histoire le plus tôt possible: «… si la chemise hawaïenne porte-bonheur du personnage principal joue un rôle à la fin de l’histoire, elle doit être introduite bien avant. Sans quoi, elle aura l’air d’un deus ex machina (ce qu’elle est, de toute façon)» (King, 2000: 335). Cet élément n’en demeure pas moins un deus ex machina. Et ce procédé n’est pas exclusif au Fléau ou à 1408.

 

Shining et Misery: comment tirer les ficelles

Le deus ex machina ne voue cependant pas une fin à l’échec, et King a prouvé être en mesure de manier cette technique avec succès. Un tel cas  est observable dans Shining, l’une des œuvres les plus populaires de King, popularité redevable en grande partie à l’interprétation cinématographique de Stanley Kubrick. La fin tragique de Jack Torrence, mort gelé dans le labyrinthe, est l’un des éléments qui s’éloignent le plus de la version originale. Dans le roman, l’hôtel Overlook explose parce que Jack Torrence, pris dans sa folie meurtrière, a oublié de s’occuper de la chaudière nécessitant un entretien quotidien.

Ce deus ex machina qu’est la chaudière est également camouflé, puisqu’introduit dès le début du roman: c’est l’une des tâches les plus importantes que Jack devra effectuer durant son séjour à l’hôtel. La chaudière fait indéniablement partie de l’histoire de King, mais elle n’a aucune autre fonction que celle d’exploser, ce qui sauvera Danny et Wendy du méchant Jack. Mais qu’arriverait-il si cette  chaudière était supprimée de l’histoire? Comme un fil lâche dans un tricot, elle se retirerait sans difficulté et sans déroger à la structure de l’histoire. Tout ce qu’il manque, c’est une façon d’arrêter Jack.

En somme, si l’intrigue de Shining était représentée selon la métaphore employée par Elizabeth George, à savoir une suite de dominos (2004: 71), la chaudière serait une seule pièce tombant directement sur la fin, alors que le reste de l’histoire se déroulerait en parallèle, sans y toucher.

Ces fils lâches du tissu narratif, on ne les trouve pas dans Misery, un autre des plus grands succès de Stephen King. L’écrivain Paul Sheldon réussit à se sauver de sa geôlière, Annie Wilkes, en brûlant le manuscrit et en lui assénant un coup de machine à écrire. Ici, deux éléments sont d’une grande importance. Et comme avec les deus ex machina de King, ces éléments sont introduits rapidement dans l’histoire, mais contrairement à la chaudière dans Shining, ils sont aux cœurs de l’histoire et ne peuvent être retirés sans découdre tout le tissu narratif. L’idée de brûler le manuscrit lui vient d’Annie elle-même, qui oblige Paul Sheldon à brûler son dernier manuscrit qu’elle juge indigne. Le deuxième élément, et non le moindre, est la machine à écrire. Bien sûr, un écrivain a besoin de sa machine, mais Paul Sheldon s’en sert également pour muscler ses bras. La machine est donc un élément central et d’une réelle importance: elle produit le manuscrit qu’il «brûlera» et sera l’arme qui le sauvera d’Annie.

 

Fenêtre secrète, une fin qui coule de source

Le deus ex machina n’est pas exclusif au monde littéraire. Adapter un roman au cinéma vient avec son lot de décisions, dont celle de conserver ou non les éléments plus maladroits du texte. Et s’il est rare qu’une adaptation cinématographique soit mieux réussie que l’œuvre originale, il est encore plus rare d’observer une réelle interaction entre le roman et le film.

Cette conversation intertextuelle, ou disons intermédiatique, existe chez Misery. On retrouve dans le film la fameuse scène où Paul tente d’empoisonner Annie Wilkes avec ses pilules mises de côté depuis des semaines. Un verre de vin renversé, et c’est tout le plan qui s’écroule. Paul aurait pu s’épargner cette peine s’il avait su écouter son homologue romanesque; le Paul Sheldon du roman mentionne d’entrée de jeu que cette idée ne fonctionnerait jamais. De fait, il la rejette aussitôt envisagée.

Cette interaction entre texte et film peut être également observée dans une nouvelle de King adaptée au cinéma en 2004: Fenêtre secrète. Penchons-nous d’abord sur la nouvelle, Vue imprenable sur jardin secret, publiée dans le recueil Minuit 2. Mort Rainey est un auteur à succès souffrant du syndrome de la page blanche. Alors qu’il est en processus de divorce, un certain John Shooter vient cogner à sa porte, l’accusant d’avoir plagié une de ses nouvelles. En guise de paiement, il exige que Rainey lui écrive une nouvelle histoire, signée Shooter. L’écrivain refuse, et s’ensuivent incendie criminel et meurtres. À la fin, Rainey découvre que Shooter n’est autre que lui-même. La culpabilité ressentie quant au plagiat dont il avait été coupable sans jamais avoir été accusé ayant pris la forme du psychopathe. Mort Rainey, indéniablement fou, s’apprête à tuer sa femme lorsque l’agent en assurances responsable du dossier de leur maison incendiée arrive par hasard au même moment. Il a, de façon fort commode, une arme à feu avec lui, qu’il utilise pour tuer Mort Rainey avant qu’il n’assassine sa femme.

Cette nouvelle a été publiée en 1990. C’était neuf ans avant Fight Club. Depuis, le dédoublement de personnalité du protagoniste a mal vieilli. La décision même d’adapter Vue imprenable sur jardin secret en 2004 était donc à la base discutable. Mais il ne sera pas question de cette chute. Cette révélation, jadis surprenante, maintenant décevante, n’est pas l’élément qui affaiblit le plus la fin de la nouvelle. Et David Koepp, le réalisateur de Fenêtre secrète, semble partager cet avis, comme nous le verrons un peu plus loin.

King est donc resté fidèle à son procédé d’implanter l’élément salvateur le plus tôt possible. Dans le cas de sa nouvelle, l’agent en assurances est introduit plus tôt dans l’histoire, après l’incendie de la maison. Mais il demeure un figurant jusqu’à cette scène finale. Il en résulte une fin trop heureuse que l’on doit à un personnage de moindre importance.

Ici, Dieu n’est pas directement intervenu. On parle de hasard, d’une heureuse coïncidence. Les coïncidences, à l’instar du deus ex machina, doivent être bien maniées pour être efficaces. Emma Coats, auteure chez Pixar, a twitté en 2011 plusieurs astuces d’écritures. La dix-neuvième illustre bien notre point: «Coincidences to get characters into trouble are great; coincidences to get them out of it are cheating» (Price, 2011, en ligne). Autrement dit, on peut utiliser les coïncidences pour mettre un personnage dans le pétrin, mais jamais pour l’en sortir. Prenons de nouveau Misery en exemple. Annie Wilkes affirme qu’il s’agit d’une coïncidence: «I was actually thinking about you. […] That’s what makes it such a remarkable coincidence, don’t you see?» (King, [2016], version électronique). Mais cette coïncidence ne nuit pas à l’histoire et permet même au lecteur de s’attacher davantage au personnage de Paul Sheldon en accentuant son sentiment d’injustice.

Dans Misery, la coïncidence est utilisée au début, mais pas à la fin, contrairement à Vue imprenable sur jardin secret. L’utilisation de la coïncidence pour éliminer l’antagoniste en fait une fin décevante, et David Koepp ne s’est pas retenu de passer le message dans son adaptation. Fenêtre secrète est somme toute fidèle à la nouvelle. Le dédoublement de personnalité a été conservé. C’est ce qui se passe après, et avant, qui importe. Dans le film, l’un des changements les plus importants semble insignifiant à première vue. Shooter ne demande pas à Rainey de lui écrire une nouvelle histoire. Il lui demande de republier la nouvelle, mais de corriger la fin, affirmant avec frustration que sa fin a été gâchée. Le clin d’œil est ici indéniable.

L’autre changement le plus important entre le film et la nouvelle se trouve après la grande révélation du dédoublement de personnalité. David Koepp y est allé de simplicité en éliminant ce qui clochait: il n’y a plus aucun deus ex machina dans son film. Aucun procédé ou personnage ne peut venir sauver la femme de Rainey. Ce dernier la tue ainsi que son nouveau conjoint. Si King considère que certaines histoires existent d’elles-mêmes, il faut admettre que la fin cinématographique convient bien mieux. Non seulement montre-t-elle que Mort Rainey est bel et bien perdu, mais cette fin est l’écho de la nouvelle au centre de l’accusation de plagiat: la femme assassinée est enterrée dans le jardin donnant sur la fenêtre secrète.

Le film se termine sur la voix off de Johnny Depp récitant la nouvelle fin de l’histoire réécrite, juste après avoir insisté sur le fait que cette fin-là est «parfaite». Cela reste discutable, mais force est de constater que cette fin coule de source avec le reste de l’histoire, et à défaut d’être parfaite, est bien meilleure que celle de la nouvelle, n’en déplaise à M. King.

Du Fléau, à Shining, en passant par Vue imprenable sur jardin secret, nous pouvons résumer que la grande faiblesse de Stephen King en matière de fins est son recours au deus ex machina et son manque de préparation préalable à l’écriture. Mais notons que cette façon de faire a aussi donné naissance à des textes de qualité, dont Misery, sur lequel nous nous sommes appuyés dans cet article. Stephen King a rêvé les mésaventures de Paul Sheldon (King, 2000: 195), et n’a pas eu à utiliser cet outil grossier qu’est l’intrigue. L’absence d’intrigue préalable ne voue donc pas une fin à l’échec. Nous avons effectivement vu que certains réajustements ont permis de produire des fins cinématographiques mémorables dans les cas de Shining et Fenêtre secrète. Mais comment aurait-on pu améliorer le Fléau? Ici, la solution n’est pas aussi claire et peut-être que cette épopée était bel et bien enterrée avec sa fin, faible, mais inévitable.

 

Bibliographie

Corpus Stephen King

KING, Stephen. Misery, Scribner, version électronique, 2016.

_____. «Vue imprenable sur jardin secret», Minuit 2, J’ai lu, 1993.

_____. Shining, Le Livre de Poche, 2007.

_____. Le Fléau, Le Livre de Poche, 2003.

_____. Écriture Mémoires d’un métier, Albin Michel, 2000.

 

Autres références

GEORGE, Elizabeth. Mes secrets d’écrivain. Presses de la cité, 2004.

KOEPP, David. Fenêtre secrète, 2004.

PRICE, David A. «Pixar story rules (one version)». The Pixar Touch, en ligne, 2011. http://www.pixartouchbook.com/

TISSEYRE, Pierre. L’art d’écrire, Éditions Pierre Tisseyre, 1993.