Histoires vraies 2: Mélancolie de banlieue

Piscine hors-terre à Brossard (avec la permission de Mélanie Gélinas)

Histoires vraies 2: Mélancolie de banlieue

Soumis par Mélanie Gélinas le 29/11/2012
Catégories: Fiction

 

Tête penchée sur la banlieue

La mélancolie, dans l’art comme dans la littérature, est présente dans un corpus d’œuvres considérable. On la reconnaît à son iconographie typique: des représentations d’hommes prostrés, la tête dans la main, semblant absorbés par une réflexion douloureuse. Cette posture communément appelée la figure de la tête penchée, c’est la pose de l’affliction que prend l’endeuillé. Or, tout ça, je ne sais pourquoi, me rappelle la tristesse des rues de mon enfance. À Brossard. Des gens assis sur des chaises de patio, le week-end, une bière à la main, avec pitou-pitou-pitou-pitou couché à l’ombre d’un parasol Budweiser; tous des travailleurs pas vraiment autonomes, accoudés, les matins et les soirs de semaine, sur le rebord des fenêtres dans les autobus de la ville, pour regarder défiler la pellicule bariolée et éclectique d’un boulevard bitumé comme une courtepointe, ou encore la platitude parfaite d’une allée de bungalows aux contours récurrents, avec des cours clôturées pour garder bien en sûreté les précieux pitous-pitous-pitous-pitous de compagnie.

Je me questionne sur le moment du divorce, dans un décor moderne de banlieue, moment où on se «splite» le bungalow, et où on se refait une identité de célibataire; voilà venu le temps des fréquentations désespérées des boulevards Taschereau et Lapinière: le Lovers, les motels bon marché, comme le Biscayne, avec son tarif siesta, les nuits de karaoké avec le D.J. Mike, les spas pour noctambules, trouvés dans les petites annonces du Courrier du Sud, les massages asiatiques et les pédicures fétichistes. C’est l’heure où on renonce aux promesses d’unité familiale des quartiers organisés en ordre alphabétique: on se cherchera un condo pour regarder de haut les ruines domestiques en s’édifiant soi-même dans une tour de verre moderne, avec des murs en carton-pâte, bien au-dessus des vieux plafonds en stalactites de stucco et des cloisons arborant des tapisseries carreautées. Symbole de l’échec de l’union maritale et de la promesse scellée devant Dieu, les épousailles avec le condominium lifestyle m’apparaissent être le nouveau purgatoire des gens modernes: là où l’enfer, ce n’est plus les autres —que nous aurait dit Sartre sur la banlieue!—, mais bien l’autre en soi, à envisager dans un stérile tête-à-tête.

Quelle place est faite aux vieilles racines de l’histoire et aux leçons du passé dans ces imitations de cités que sont les banlieues? Le legs précieux des générations passées est bafoué par tant de vases clos, de foires au bric-à-brac et autres Supermercado, les vacuums de la culture générale et instigateur de la nouvelle culture du mercantile. Les centres commerciaux, internement en version «cheapette», prennent maintenant ombrage d’un nouveau quartier Dix30, lui, à ciel bien découvert pour les nouvelles femmes en or. Ce sont les nouveaux salons qu’il faut courir, où il faut être vu, faisant des courses.

Cela est non sans rappeler l’élan intrinsèque qui motive la rénovation et l’élévation des villes, quand les routes de la campagne sont grugées par les pelles mécaniques des projets domiciliaires, où l’on vend une maison usinée aux abords d’un terrain de golf qui sera ensuite relocalisé dans un autre patelin projeté à coup d’enveloppes brunes. Plus rien de bucolique à la campagne quand un panneau publicitaire affiche des têtes d’agents immobiliers aux dents blanches et des variations de coûts exorbitants pour les bungalows du futur.

 

Banlieue: un mal de le dire enfantin et sa mise en scène

La banlieue est le creuset, il me semble, d’une bile noire qui fait les gens malades, un vrai sang d’encre qui permet d’écrire la plus belle invention à l’ère industrielle: la garantie du bonheur de la famille. La culture de banlieue est une illusion différente de celle de la ville, ce sont de grandes maisons avec un décor préfabriqué, sur mesure, par les spécialistes des magazines de décoration et de gastronomie. On le montre et le répète ad nauseam à la télévision: Loft StoryOccupation doubleMa Maison Rona… C’est la maison qu’on habite qui symbolise la réussite matérielle, ciment concret de la famille. C’est la maison le rempart ultime qu’il faut ériger pour vivre en paix, affublé d’une image publique saine, et qui permet de faire ainsi fi, une fois les rideaux tirés, du dehors. N’est-ce pas cela le rêve de la banlieue: une maison extérieurement parfaite avec toutes sortes de ratées intérieures… La haie taillée à la perfection quand, dans la maison, c’est l’alcoolisme des parents et la guerre ouverte entre frères et sœurs? C’est en tout cas ce que force œuvres nous montrent, du cinéma à la littérature, en passant par les salles d’exposition des musées. 

La place au soleil de la banlieue, c’est l’ultime signe de l’hypocrisie communautaire: l’acquisition de la carte des loisirs de sa municipalité, pour des plaisirs accessibles aux seuls citoyens du 450, pour un statut protégé de réserve. La ville, elle, ne s'intéresse pas qu’à ses seuls habitants, puisque ses services, des bibliothèques aux loisirs, sont accessibles à tous. La banlieue instaure un mode de vie qu’on pourrait croire inspiré par l’enfermement d’un ermite. Vue de l’extérieur, elle paraît pleine, repue, et pourtant elle couve un grand vide, «invisible pour les yeux». On y fait l’apologie du cocooning débile, engendrant tous les conditionnements pavloviens, et qui nourrit l’esprit du chacun pour soi. Cela gangrène la famille, parfois cela rend les maîtres du logis, et leurs enfants, fous comme le pitou-pitou-pitou-pitou de salon qui se mordille la queue sur un sofa couvert d’une pellicule plastique…

Cela donne envie de sortir de ses gonds, de défoncer la porte et de partir de la maison, pour investir la ville. Les artistes ne peuvent s’empêcher de dépeindre la banlieue dans toute la splendeur de ses contradictions les plus crasses. Ils les ont imprégnées dans le cœur, souvent depuis l’enfance. C’est la peur d’être aliéné par ce mode de vie menteur, conditionnant toute la dimension de l’intimité et du rapport au monde, qui amène à mon avis les artistes à peindre la banlieue comme un espace qui retient l’émancipation du sujet. C’est là le syndrôme de l’Aliss de Patrick Senécal1, qui ne rêve que de quitter cette banlieue contagieuse: comme si la crainte d’attraper des vers était plus forte dans les univers aseptisés où il n’y a pas de vidanges qui traînent sur les trottoirs quand ce n’est pas le jour des poubelles…

La corrélation entre humeur noire2 et création m’intéresse depuis toujours, particulièrement, dans ce qu’elle a de beau, de positif, de moteur, et que Jean Clair, maître d’œuvre de l’exposition intitulée «Mélancolie, Génie et Folie en Occident», présentée à Paris à l’automne 2005, a voulu mettre en lumière. Cette relation entre génie créateur et mélancolie devrait être approfondie, et pourquoi pas dans un colloque sur la banlieue… ne serait-ce que pour inspirer des artistes amusés, comme vous peut-être, en tous les cas comme moi (on s’amuse comme on le peut en création littéraire)...

Cette banlieue, je l’ai moi-même dépeinte, dans mon premier roman3, comme le lieu de la violence impunie, du crime irrésolu, de la destruction de l’égo. En filigrane de l’œuvre, je l’ai opposée à la rutilante New York, avec aussi une comparaison à la belle ville de Paris. Baudelaire écrit au sujet de la ville lumière sous le coup des travaux d’Haussmann: «Il n’est pas donné à tout le monde de prendre un bain de multitude», pour montrer la posture du poète dans la foule, apparentée à celle du cygne de son célèbre poème, qui doit apprendre à être à la fois «lui-même et autrui», autrement dit entre lui-même et lui-autre (autre-lui).

En effet, dans une grande ville, le bain de foule existe, il est inhérent à la ville et, à la campagne, il y a tous les lieux communs de la vie communautaire, et c’est comme si la banlieue, à l’opposé, voulait reproduire une conception de la vie sociale à la manière d’un esprit un peu schizophrène: compulsion de répétition architecturale, accumulation, individualisme malade tel un fol repli sur soi, avec un délire narcissique de la pelouse verte et d’autres perversions que je ne voudrais pas ici continuer à esquisser longuement.

La prétention de la banlieue, ce sont tous ces faux-semblants de paix intérieure: son décor de Far West, où toutes les devantures cachent des arrière-boutiques vides, où la violence est retenue et insidieuse, où le regard de deux ennemis qui se font face dans l’abribus, est rempli de fausseté: en dedans c’est une voix off qui dit «tu pus» ou «t’es laid», et dehors c’est un air faux-cul qui suggère un jeu de barbichette. À bord de la 51, chacun déposera sa tête sur son bras affalé le long d’une fenêtre encrassée. Il ne faudra plus croiser le regard de personne, car la banlieue, sous ses allures proprettes, est le reflet de l’insécurité nord-américaine, maintes fois mise en scène dans des fictions mythiques, tant au cinéma que dans la littérature. Il n’y a pas que des enjeux esthétiques qui comptent quand on considère la mélancolie que la banlieue inspire aux artistes. Il y a toute la difficulté de contenir les paradoxes d’un mode de vie discipliné qui n’aboutit pas à la parfaite chorégraphie des slogans publicitaires des banlieues qu’on nous a rentrés dans le ciboulot.

Parmi les œuvres québécoises, je garde 1981 de Ricardo Trogi, film sorti en 2009, comme œuvre marquante de la vie de banlieusard. Ce film met en scène une épopée moderne où se jouent des scènes de la vie d’enfants qui ont été engraissés et entraînés pour la grande compétition amoureuse. C’est là qu’on apprend, aux abords d’un dépanneur Perrette, que pour séduire, il faut devenir menteur. Menteur comme le faux bonheur que la banlieue propose. Enfants témoins de la déconfiture parentale et qui reproduisent le même modèle, et qui s’en rendent compte, et qui pleurent. En cachette. Se marier, se séparer et tout recommencer le cycle des malheurs mortifères, voilà le cercle vicieux que l’auteur énonce.

L’imaginaire trogien, dans ce film, se fait l’écho d’un autre imaginaire mythique, celui des ruelles d’autrefois, celles de Tremblay ou de Richler, où la dichotomie entre les riches et les pauvres se matérialisait: or, la banlieue, c’est l’apanage il me semble de la culture riche-pauvre, un espace mitoyen pour réconcilier deux réalités après la guerre, un univers candide où cultiver son jardin, pendant que tout va bien dans le meilleur des mondes. Un espace où s’est démocratisé la foutaise des profondeurs.

Enfin, pour moi, la banlieue représente un souvenir amer, celui de l’échec de la famille. No man’s land où on trouve le nom de ses enfants en écoutant des chansons populaires à la radio, aux abords de la piscine hors-terre. C’est en mémoire d’une «toune d’été» qu’on m’a prénommée «Mélanie», et non pas en souvenir d’une déesse ancienne ou d’une reine ou d’une pionnière ayant marqué d’un jalon notre Histoire. Mon prénom était répandu; dans les années chères à Trogi, il y avait une Mélanie sur chaque rue. Et pour peu qu’elles aient quitté la ouate grise d’un nid inconfortable, elles savent peut-être que ce prénom a pour racine grecque la mélanine noire, couleur mythique au jardin des racines antiques. 

 

 

  • 1. Patrick Senécal, Aliss, Québec, Alire, 2000, 520 p.
  • 2. Expression empruntée au titre de la lettre au lecteur de Jean-Louis Hue, parue dans Le Magazine littéraire, Hors-série, no 8: «L’Art de la mélancolie», octobre-novembre 2005, p. 3.
  • 3. Mélanie Gélinas, Compter jusqu'à cent, Montréal, Québec Amérique, 2008, 335 p.