Écriture de l’intime et littérature érotique au féminin: Nin, Arcan, Oates

Écriture de l’intime et littérature érotique au féminin: Nin, Arcan, Oates

Soumis par Sarah Grenier-Millette le 06/02/2013
Catégories: Erotisme

 

La littérature érotique, traditionnellement produite et consommée par la gente masculine, s’est vue investie par la parole des femmes au fil des années qui suivirent, entre autres, les révolutions sexuelles et féministes des années 1960. Or, cette prise de possession féminine de l’écriture érotique est antérieure à ces événements. Il aura fallu la contribution d’écrivains tels qu’Anaïs Nin à la prolifération de ce champ littéraire pour que la plume, réservée alors aux auteurs masculins, soit prise par les femmes. Pourtant, plusieurs auteurs du 18e siècle signaient régulièrement leurs récits érotiques de pseudonymes féminins, pratique faisant écho au cliché érotique de la femme livrant son apprentissage sexuel et ses expériences dans une logique établie du voyeurisme du lectorat, sans pour autant laisser la place à un véritable discours érotique de la femme.

La littérature érotique d’auteurs féminins inscrit ses premiers pas dans l’idée d’un féminisme ouvert à l’expression de l’érotisme de la femme, contrairement à d’autres mouvements plus radicaux qui éradiquaient alors la littérature érotique des champs d’affirmation du féminin, n’y voyant qu’un autre instrument d’assujettissement de la femme au regard masculin. L’orgasme féminin et la définition des fantasmes prennent toute leur importance dans le développement d’une écriture de l’intime déjà investie par les auteurs féminins, bien avant le fameux Journal d’Anaïs Nin. Nin, avec ses eroticas, est de cette première lignée d’écrivaines s’adressant encore à un public typiquement masculin, cherchant à masquer l’expression de la féminité, mais sans pourtant se départir totalement d’un certain regard féminin, lié à la description poétique des rapports sexuels et à l’élaboration de la pensée intime par la focalisation de la narration, principalement omnisciente, des personnages féminins des différentes nouvelles.

Depuis cette percée, la littérature érotique pensée par les écrivaines s’est vue métamorphosée dans une symbiose entre la description érotique et l’écriture de l’intime, souvent liée au concept de l’aveu. Pensons ici à Putain de Nelly Arcan qui ne présente plus la dichotomie établie par Nin des langages masculins et féminins. Chez Arcan, tout se mêle et l’aveu se joue autant par un usage de descriptions crues de rapports sexuels que par une réflexion sur l’intime et sur la féminité, regard rétrospectif décortiquant la psyché, les fantasmes et les perversions de la femme dans un monologue doublé d’un penchant psychanalytique. S’inscrivant à la fois dans cette lignée de l’écriture –fictive– de l’intime et en marge de la littérature érotique, Délicieuses pourritures de Joyce Carol Oates, n’étant pas à proprement parler un récit érotique, exploite les thèmes de ce dernier, travaillant les concepts batailliens de transgression, étant à la fois un récit de l’intime, mais aussi de l’apprentissage amoureux et sexuel, lieu où les questions de confidence, d’abus et de soumission sont évoquées dans un univers intime où se mêlent les frontières entre le désir sexuel et l’amour, entre le sacré et le profane.

 

Écriture de l’intime: la dichotomie des langages masculins et féminins

Tout d’abord, il nous faut établir les prémisses du rapport qui tisse, entre l’écriture de l’intime et le développement d’une littérature érotique investie par les femmes, une forme hybride des deux genres. L’écriture de l’intime a été la fenêtre d’expression de la condition féminine au fil des siècles. Tenir un journal et y confier ses vicissitudes étaient chose courante dans le milieu féminin, comme le confirment nombre de mémoires et de journaux intimes, publiés ou non. Cette parole, s’appropriant le maigre espace de l’écrit intime, se mêle aussi régulièrement au genre épistolaire, phénomène visible dans Lettres à mon cher fils d’Élisabeth Bégon, correspondance à sens unique qui relève beaucoup plus du monologue et de l’expression de la condition féminine en Nouvelle-France que d’un échange de lettres. De Bégon à Arcan, pourtant, il y a un gouffre immense, l’intime et l’érotique –féminins– ayant évolués, pendant très longtemps, de manière distincte. Voyons comment s’est produite cette fusion.

En 1941, Anaïs Nin compose sur commande une série de nouvelles érotiques. Déjà ancrée depuis plusieurs années dans la logique de l’écriture de l’intime, par l’exercice de son Journal, Nin est confrontée au conflit que génère le choc de la description poétique qui lui est propre et la description clinique que lui exige son mécène. Elle établit alors une conception dichotomique des langages masculins et féminins. Elle prend en exemple son ami et amant Henry Miller, dont la «crudité des propos» (Nin: 16) se distancie drastiquement des «ambigüités» (Idem) et des «descriptions poétiques des rapports sexuels» (Idem) que Nin associe plutôt à une plume féminine. Dans une lettre qu’elle envoie à son mécène, ce mystérieux collectionneur érotomane, en décembre 1941, Anaïs Nin écrit: «Le sexe doit être mêlé de larmes, de rire, de paroles, de promesses, de scènes, de jalousie, d’envie, de toutes les épices de la peur, de voyages à l’étranger, de nouveaux visages, de musique, de danse, d’opium, de vin» (Ibid.: 14). Ce qui sous-tend le discours de l’écrivaine est cette idée selon laquelle la description du sexe ne peut exister dans toute sa force érotique qu’en usant de poésie. La description poétique du sexe permet de présenter les variations de chaque relation sexuelle et de ses protagonistes, différenciés alors par leurs émotions, leurs lubies et leurs attributs physiques. Selon Nin, l’extase s’atteint par la sollicitation de tous les sens, par une subjectivité émotive propre à l’auteur qui la transmet à ses personnages par le biais d’une narration homodiégétique ou encore par une focalisation interne de la narration. L’auteur clôt d’ailleurs sa lettre par cette phrase qui exprime l’essence de sa conception d’une littérature érotique féminine: «Seul le battement à l’unisson du sexe et du cœur peut créer l’extase.» (Ibid.: 15) Faisant écho à cette «boîte de Pandore [contenant] les mystères de la sexualité de la femme» (Ibid.: 12), Nin associe à son discours la difficulté qu’elle éprouve à s’exprimer à travers le langage qu’elle qualifie de masculin. En fait, cette juxtaposition du sexe et des sentiments est au cœur de l’écriture de l’intime féminin qui se développera au cours des années suivantes. Cette idée que la femme trouve sa place dans la littérature érotique par l’affirmation de sa personne, de son corps, de ses sentiments et de sa pensée est primordiale et cette naïve symbiose du cœur et du sexe deviendra d’ailleurs un des enjeux présents dans le roman de Joyce Carol Oates.

Délicieuses pourritures de Oates est particulièrement intéressant en ce qu’il reprend, sans en être réellement un, plusieurs aspects thématiques du récit érotique. Sorte de roman sentimental gone wrong: fleur bleue de par la naïveté navrante de la narratrice, Délicieuses pourritures Beasts dans son titre original– se rapproche de l’esthétique de Stephenie Meyer (Twilight) ou de E. L. James (50 Shades of Grey) dans une logique de l’euphémisme, de l’ellipse et du récit érotique soft. Le roman se constitue du journal intime de Gillian Brauer, jeune étudiante d’une université pour femmes située dans le Massachussetts, au milieu des années 1970. Or, Gillian, comme toutes ses comparses, est éperdument amoureuse de son professeur de poésie, un certain Andre Harrow. À travers les pages de son journal, la jeune femme révèle ses fantasmes, s’inscrivant dans cette lignée des écrits intimes. Or, tout n’est pas aussi rose qu’il n’en paraît. Harrow, avec la complicité de sa femme, abuse sexuellement et psychologiquement de ses étudiantes. Pleinement conscient de son emprise sur celles-ci, Harrow force ses élèves à tenir un journal intime, puis à exprimer, en atelier, les pensées qui ont pu découler de l’exercice. La torture se transforme en jeu, chaque étudiante tentant d’impressionner Harrow dans l’étalage de sa vie privée, de ses traumatismes juvéniles et de ses rapports sexuels racontés en détail. L’écriture de l’intime s’accorde, dans cet exemple, alors à la fois avec la psychanalyse et l’exercice mémoriel, mais aussi avec le récit érotique.

 

L’esthétique de l’aveu

Cette esthétique de l’aveu, de la confession, évidemment majeure dans l’écriture de l’intime, est aussi une thématique importante du récit érotique. Putain de Nelly Arcan est essentiellement construit autour de ce modèle de l’aveu.

Je n’ai pas l’habitude de m’adresser aux autres lorsque je parle, voilà pourquoi il n’y a rien qui puisse m’arrêter, d’ailleurs que puis-je vous dire sans vous affoler […]? (Arcan: 7)

L’incipit du roman d’Arcan établit dès lors le rapport entre la narratrice et le lecteur, cette entité investie à la fois du rôle de voyeur et de thérapeute. Longtemps, l’aveu, dans la tradition religieuse, a été synonyme de la confession des péchés, un exercice lié à la repentance par l’expérience de la honte et du rachat. Comme le mentionne Nathalie Kok, «il ne s'agit plus d'énoncer uniquement les fautes commises, mais, par surcroît, de raconter sa vie, ses actions et ses pensées» (Kok: 44). Arcan joue avec cette image. Ce n’est pas en vain qu’elle choisit, dès les premières phrases du roman, de placer dans la bouche de sa narratrice les souvenirs d’une éducation religieuse. Or, l’auteur décide de pousser l’idée de péché, et donc de transgression, à son extrême en illustrant un aveu qui ne demande aucune rédemption, une confession qui ne cherche qu’à choquer et qui ne fait au final que fouiller au plus profond de la plaie de la narratrice afin de forcer le lecteur à se regarder lui-même dans un miroir. La narratrice «dévoile ainsi une réalité inconnue, qui n'a pas encore été dite et qui, le plus souvent, ne s'accorde pas avec les normes et valeurs de la société» (Idem.). Ainsi, Arcan s’amuse à renverser les paradigmes du sacré et du profane, comme le démontre l’exemple du nom d’escorte que se donne la narratrice.

Et puis j’ai une sœur, une grande sœur que je n’ai jamais connue, car elle est morte un an avant ma naissance, elle s’appelait Cynthia et n’a jamais eu de vraie personnalité parce qu’elle est morte trop jeune, enfin, c’est ce que mon père a toujours dit, qu’à huit mois on ne peut pas avoir de vraie personnalité […]. Je ne parle jamais de Cynthia, car il n’y a rien à en dire, mais je lui ai pris son nom comme nom de putain et ce n’est pas pour rien, chaque fois qu’un client me nomme, c’est elle qu’il rappelle d’entre les mortes. (Arcan: 11-12)

Arcan transgresse ici le tabou de la mort et de la sexualité. Non seulement la narratrice s’approprie-t-elle le nom de sa sœur décédée, mais elle choisit d’en faire l’élément-clé de la césure entre sa vie intellectuelle et sa prostitution.

 

Représentation de la prostitution

La prostitution féminine est d’ailleurs l’un de ces thèmes chers à la littérature érotique masculine. Les auteurs «la glorifient comme un mode supérieur d’échange, de communication et d’union entre les hommes» (Frappier-Mazur: 110). En effet, la femme offerte aux hommes est très souvent poétisée par eux et le bordel est fréquemment un endroit de rencontre des hommes. Au sujet de la prostitution, Georges Bataille écrit dans L’érotisme:

L’objet que la prostitution désigne au désir (la prostitution n’est en soi que le fait d’offrir au désir), mais qu’elle nous dérobe dans la déchéance (si la basse prostitution en fait une ordure), se propose à la possession comme un bel objet. La beauté en est le sens. Il en constitue la valeur. En effet, la beauté est, dans l’objet, ce qui le désigne au désir. En particulier, si le désir, dans l’objet, vise moins la réponse immédiate (la possibilité d’excéder nos limites) que la longue et calme possession. (Bataille: 157-158)

La deuxième nouvelle de Vénus Erotica d’Anaïs Ninsoit «Mathilde» (Nin: 27-41), représente bien cette figure de la prostituée glorifiée, image qui sera aussi reprise dans d’autres récits, tels que «Le Basque et Bijou» (Ibid.: 193-241), la prostituée tant ultimement présentée en la personne de Bijou. «Mathilde» présente donc une jeune femme qui, après sa rencontre avec un don juan, décide de rechercher elle-même son plaisir à l’étranger. Nin offre ici une narration à la troisième personne, mais grandement focalisée sur les pensées du personnage principal. Ce sera d’ailleurs la formule narrative la plus utilisée dans l’œuvre d’Anaïs Nin. Mathilde découvre son potentiel érotique dans le regard des hommes, ce qui rappelle ce passage de Bataille au sujet de la beauté érotique: «Une jolie fille dénudée est parfois l’image de l’érotisme. L’objet du désir est différent de l’érotisme, ce n’est pas l’érotisme entier, mais l’érotisme en passe par lui» (Bataille: 144). C’est en ayant pleinement conscience de cet érotisme que Mathilde choisit de se prostituer ou, comme il est dit dans la nouvelle, de vendre «beaucoup plus de ses nuits que de chapeaux» (Nin: 31). La description des scènes de rapports sexuels est influencée dans la nouvelle par l’opium qui est fumé lors de ces occasions par Mathilde et ses amants. La drogue augmente les sensations tactiles et renforce le plaisir dû aux caresses prodiguées par les amants. Une fois seule, Mathilde s’assied devant un miroir et commence à se masturber. Cette scène pourrait rappeler ce que Lucienne Frappier-Mazur appelle le «narcissisme féminin» (Frappier-Mazur: 113) si la jeune femme n’agissait pas de la sorte afin de s’observer du point de vue de ses amants et, par ce fait, s’investir du regard masculin absent.

 

La femme à travers le regard masculin

En effet, la femme, dans le récit érotique masculin, est essentiellement «objet» soumis au regard du lecteur, lui-même figure de voyeur au sein de l’acte de lecture. À ce sujet, Frappier-Mazur écrit, dans son article intitulé «Convention et subversion dans le roman érotique féminin»: «Le personnage du voyeur actualise la position même du lecteur, relation spéculaire qui rehausse la mise en scène du corps féminin et son effet érotique sur le lecteur omnipotent.» (Frappier-Mazur: 111) Cette citation n’est pas sans rappeler les théories féministes cinématographiques de Laura Mulvey qui, dans les années 1970, présentait dans «Plaisir visuel et cinéma narratif» la notion d’un «spectateur en contact scopophilique direct avec la silhouette féminine que l’on exhibe pour son plaisir» (Mulvey: 18). L’association du lecteur au personnage masculin du récit, cette «image de son semblable placé au sein de l’illusion d’un espace naturel, contrôlant et possédant à travers lui la femme au sein de la diégèse» (Idem), est importante puisqu’elle est au cœur de la réception du récit érotique.  

Nelly Arcan reprend cette idée de la nécessité de se percevoir à travers le regard masculin. C’est d’ailleurs par cet œil que la narratrice de Putain interroge les autres femmes et sa propre apparence.

Et je ne saurais pas dire ce qu’ils voient lorsqu’ils me voient, ces hommes, je le cherche dans le miroir tous les jours sans le trouver, et ce qu’ils voient n’est pas moi, ce ne peut pas être moi, ce ne peut être qu’une autre […] et je ne sais pas davantage si je suis belle ni à quel degré […], mais une femme n’est jamais une femme que comparée à une autre, une femme parmi d’autres, c’est donc toute une armée de femmes qu’ils baisent lorsqu’ils me baisent, c’est dans cet étalage de femmes que je me perds, que je trouve ma place de femme perdue. (Arcan: 21)

Comme l’explique Francine Bordeleau, «on devient une femme par le regard de l'autre, […] tant la féminité est définie et circonscrite par l'imaginaire social.» (Bordeleau: 22) La misogynie dont fut taxée l’œuvre d’Arcan se justifie donc par la tentative de la narratrice de saisir l’image qu’elle projette. Or, la seule façon qu’elle trouve de le faire est en recherchant à travers l’image des autres femmes ce qu’elle ne peut voir d’elle-même sans s’investir du regard masculin. Le même phénomène se présente dans le roman de Joyce Carol Oates. Gillian cherche à évaluer son potentiel de beauté érotique en se comparant sans cesse à ses collègues. Se dévaluant au profit des jambes de l’une et des lèvres d’une autre, la jeune femme en vient à jalouser celles qui pourraient potentiellement attirer celui qu’elle aime. Or, Gillian se fourvoie, confondant désir sexuel et amour dans le cercle vicieux du besoin d’être remarquée en tant que femme par l’homme séduisant qu’elle admire derrière le masque de la figure d’autorité de son professeur.

 

Refus de la domination masculine

D’autre part, l’univers de Délicieuses pourritures est essentiellement féminin. Le cadre narratif, cette université pour femmes en 1976, fait écho aux revendications féministes des années 1970 et au développement parallèle d’une littérature érotique écrite par les femmes. C’est en effet en 1976, coïncidence peut-être, qu’Anaïs Nin publie ses vieux eroticas dépoussiérés. Cette force féminine que représente la cohorte d’étudiantes est pourtant assujettie par le seul élément masculin du roman, Andre Harrow. En contrepoids à ce joug, plusieurs liens d’amitié lesbiens se tissent au sein de la communauté étudiante.

Selon Frappier-Mazur, les auteurs féminins du 19e siècle utilisaient régulièrement le lesbianisme afin de représenter le «refus de la domination masculine» (Frappier-Mazur: 113). D’ailleurs, Nin a elle aussi, dans cette optique, recourt à la figure de l’hermaphrodite et de la lesbienne dans Vénus Erotica. Par exemple, «Artistes et modèles» (Nin: 54-81) est un récit qui diffère des autres en ce qu’il est livré au lecteur par une narratrice homodiégétique et qu’il se compose lui-même de fragments d’historiettes érotiques. Le récit de base offre le rapport spéculaire du modèle et de l’artiste lié à la création. La femme est à nouveau objet, mais elle est aussi inspiration de l’œuvre d’art et est ainsi glorifiée à son tour. Or, puisque la narration est dirigée par cette même femme, la relation entre la narratrice et le lecteur n’est plus seulement spéculaire: la femme prend la parole afin de transmettre les récits qu’elle entend de la bouche du sculpteur Millard ou d’invités lors de différentes soirées. La voix de la narratrice n’est donc pas sans rappeler la voix de l’auteur, elle aussi femme prenant la parole dans un milieu masculin. Usant aussi de ces «ambigüités» (Nin: 16) dont Nin caractérise elle-même son écriture, la narratrice d’«Artistes et modèles» osera dévoiler les mystères entourant certaines lubies ou certaines particularités sexuelles de ces personnages qui ne font que passer dans le décor, le temps de l’anecdote. Elle abordera entre autres la figure de l’hermaphrodite, figure emblématique de l’ambigüité. L’histoire de Mafouka est touchante en ce qu’elle illustre la difficulté de porter les deux sexes en un seul corps, et l’importance de la psyché sur l’érotisme. En Mafouka s’opposent deux conceptions de la femme, l’ambigüité atteignant son paroxysme dans ce passage:

Je les désire, mais je souffre vraiment de ne pas pouvoir leur faire l’amour comme un homme. Et lorsqu’elles me traitent en lesbienne, je ne suis pas comblée. Je ne suis pas du tout attirée par les hommes. Je suis tombée amoureuse de Mathilde, le mannequin. Mais je ne peux la garder. Elle a trouvé une vraie lesbienne, qu’elle a l’impression de pouvoir satisfaire. Mon pénis l’empêche de me voir comme une vraie lesbienne. Et elle sait qu’elle n’a aucun pouvoir sur moi, même si j’en suis amoureuse. Alors, tu vois, les deux filles sont liées. Je me retrouve entre les deux, jamais comblée. De plus, je n’aime pas la compagnie des femmes. Elles sont mesquines et égoïstes. Elles s’entourent de mystères et de secrets, jouent perpétuellement un rôle. Je préfère le tempérament masculin. (Nin: 63-64)

Cette déclaration joue beaucoup sur les mots, puisque si Mafouka reproche aux femmes de jouer constamment un rôle, elle est elle-même prise dans ce jeu, au même titre que l’écrivaine de récits érotiques, voguant sans cesse entre deux identités sexuelles. Bisexuée, elle se trouve dans l’impossibilité amoureuse et sexuelle: aimant les femmes, elle ne peut physiquement les aimer comme le ferait un homme et elle n’est pas satisfaite de l’amour lesbien. Elle se replie donc sur le voyeurisme, observant ses deux maîtresses s’offrir des caresses devant elle. Ainsi, Nin reste dans cette optique féministe du 19e siècle, malgré les décennies qui la séparent d’auteurs comme Rachilde ou Jane de la Vaudère. Le personnage de Leila, apparaissant dans «Elena» (Nin: 112-192) ainsi que dans «Le Basque et Bijou», incarne la figure lesbienne du recueil de nouvelles. À la fois tentatrice et autoritaire, Leila, un peu comme Mafouka, exprime sa différence sexuelle par l’ambigüité du port de vêtements masculins. Ceci rappelle ce que Frappier-Mazur affirme en disant que la bisexualité «débouche directement sur les questions des rapports de pouvoir et l’inversion du modèle masculin» (Frappier-Mazur: 114). Dans Délicieuses pourritures, c’est Dorcas, la femme d’Harrow, qui rétablit la balance du jeu de pouvoir entre le masculin et le féminin. En effet, si les étudiantes de l’université sont assujetties à Harrow, Dorcas réussit à dominer totalement à la fois son mari et la communauté étudiante. Tout comme les personnages de Leila et de Mafouka chez Nin, Dorcas est sculptrice et incarne, de par cette fonction, la puissance féminine de la création et de l’art primitif. Les sculptures de bois de Dorcas, représentations de corps grotesques, de sexes façonnés de manière caricaturale s’inscrivent dans la logique d’une sexualité libérée de l’emprise du social, une sexualité à son stade le plus primitif.

 

Le sacré et le sacrifice

La laideur délicieuse de ces «totems» (Oates: 119) –ainsi que les nomme Dorcas– se réfère au sacré tel qu’il est défini par Georges Bataille dans L’érotisme. En effet, Bataille rappelle que le christianisme, dès ses débuts, a divisé les deux sphères alimentant le concept du sacré –le pur et l’impur– reléguant l’impur au rang des profanations d’un sacré divin.

Au stade païen de la religion, la transgression fondait le sacré, dont les aspects impurs n’étaient pas moins sacrés que les aspects contraires. L’ensemble de la sphère sacrée se composait du pur et de l’impur. Le christianisme rejeta l’impureté. […] Il définit à sa manière les limites du monde sacré: dans cette nouvelle définition, l’impureté, la souillure, la culpabilité étaient rejetées hors de ces limites. Le sacré impur fut dès lors renvoyé au monde profane. (Bataille: 134)

Dans Délicieuses pourritures, l’ancienne définition du sacré est, d’un côté, prônée par Dorcas, à travers son art et son mode de vie, alors que Gillian est ancrée, de l’autre côté, dans la logique chrétienne évoquée par Bataille. Pourtant, l’amour que Gillian porte au couple Dorcas-Harrow relève beaucoup plus de l’attitude soumise de l’adorateur devant l’idole sacrée que du simple désir sexuel. Comme l’écrit Georges Bataille:

D’une manière fondamentale est sacré ce qui est l’objet d’un interdit. L’interdit désignant négativement la chose sacrée n’a pas seulement le pouvoir de nous donner – sur le plan de la religion – un sentiment d’effroi et de tremblement. Ce sentiment se change à la limite en dévotion; il se change en adoration. Les dieux, qui incarnent le sacré, font trembler ceux qui les vénèrent, mas ils les vénèrent. (Ibid.: 76)

Gillian, dans sa ferveur, placera le couple sacré sur un piédestal, négligeant sa vie universitaire et sa propre personne au profit de la servitude de ses maîtres. Se désespérant de rester sans nouvelle de Dorcas et d’Andre après avoir s’être occupée de leur maison pendant les vacances, la jeune femme se coupera les cheveux, cette longue chevelure qui avait tant impressionné la sculptrice, et les donnera en offrande à ses nouveaux dieux. Pourtant, Bataille le rappelle, «le sacrifice qui d’autre part est, comme la guerre, levée de l’interdit du meurtre, au contraire est l’acte religieux par excellence» (Ibid.: 91). Or, le sacrifice divinise sa victime et ce n’est que par l’incendie du domicile que Gillian accomplit, dans une sorte de transe, à la fois consciente et inconsciente de ses gestes, le meurtre par le feu du couple sacré et signe sa libération.

En conclusion, la littérature érotique d’auteurs féminins s’est créée dans la convergence entre un champ littéraire masculin et l’écriture de l’intime, genre déjà investi par les femmes par la rédaction de journaux intimes et de correspondances. Rares aux 18e et 19e siècles, les écrivaines ont pris d’assaut la littérature érotique à la suite de cette brèche ouverte par les eroticas d’Anaïs Nin, publiés en 1976 après avoir été mis de côté pendant près de trente ans. Si Nin conçoit le langage érotique comme étant révélateur d’une dichotomie langagière entre les sexes, Putain de Nelly Arcan, roman paru soixante ans après l’élaboration de la pensée de Nin, se dresse en contre-exemple. Utilisant une esthétique de l’aveu très proche du travail psychanalytique, Putain présente, en des termes crus, les thématiques de la prostitution, de la transgression et de la beauté érotique telles que pensées par Georges Bataille. Contemporain au roman d’Arcan, Délicieuses pourritures de Joyce Carol Oates reprend la formule du journal intime en y travaillant l’érotisme dans le contexte du sacré profane de Bataille, introduisant au cœur de l’intrigue narrative le schème du sacrifice. Finalement, Lucienne Frappier-Mazur rejoint la pensée de ces écrivaines de l’érotique en ce qui concerne la définition de la littérature érotique au féminin:

Faisant tous de la femme l’agent des actions et le sujet du discours y compris dans la narration à la troisième personne, [ces auteurs] lui confèrent subjectivité et intériorité. Et ils accordent son intégrité au corps féminin ainsi qu’à la jouissance féminine. Enfin, ils donnent une place à l’amour ou à la passion, sans pour autant les confondre avec le plaisir. (Frappier-Mazur: 116)

L’écriture d’Anaïs Nin, celle de Nelly Arcan et celle de Joyce Carol Oates sont conformes à cette représentation de l’érotisme et restent centrées sur les rapports de pouvoir des relations sexuelles, inversant parfois les rôles masculins et féminins par la présence de personnages homosexuels et lesbiens, mais surtout par le dévoilement des mystères de la pensée érotique féminine. Sans remettre en doute la pertinence de cette analyse qui retrace, en quelque sorte, le processus d’intégration de la femme dans un champ littéraire masculin, il serait à propos de questionner, comme l’a fait Virginie Despentes dans King Kong Théorie, l’usage dichotomique de l’expression «écriture au féminin» qui relèguerait encore les écrits de l’écrivaine au rang de sous-genre.

 

 

Bibliographie

Arcan, Nelly. 2001. Putain. Paris: Seuil.

Bataille, Georges. 1957. L’érotisme. Paris: Éditions de Minuit.

Bordeleau, Francine. 2002. «La mise en scène de l’autofiction». Spirale: arts • lettres • sciences humaines, n° 182, p.22.

Frappier-Mazur, Lucienne. 1988. «Convention et subversion dans le roman érotique féminin (1799-1901)» dans Romantisme, no 59, pp.107-119.

Kok, Nathalie. 2002. «Vérité ou fiction? Le récit intime à la lumière du discours de confession». Québec français, n° 125, pp. 43-47.

Mulvey, Laura. 1993. «Plaisir visuel et cinéma narratif» (1975) dans 20 ans de théories féministes sur le cinéma. Condé-sur-Noireau: Éditions Charles Corlet, CinémAction, no 67.

Nin, Anaïs. 2011. Vénus Erotica. Paris: Stock.

Oates, Joyce Carol. 2003. Délicieuses pourritures. Paris: Philippe Rey.