Du supergod au théâtre de l’ordinaire

Du supergod au théâtre de l’ordinaire

Soumis par André-Philippe Lapointe le 21/04/2018

 

«Le monde entier est un théâtre,
Et tous, hommes et femmes, n'en sont que les acteurs.
Et notre vie durant nous jouons plusieurs rôles»
(Comme il vous plaira, Shakespeare)

 

L’analyse va débuter avec deux citations liées au domaine des superhéros. La première est du bédéiste britannique Alan Moore, dont il sera question dans la première partie. Pour lui, «[T]here is no ordinary person1». Le bédéiste qualifie la notion de ridicule. La critique est d’autant plus pertinente que plusieurs superhéros tentent, malgré leurs superpouvoirs, de correspondre à cette image. La seconde citation vient du bédéiste écossais Grant Morrison et porte sur la malédiction d’être superhéros à partir de l’âge d’argent: «From now on, having superpowers would come at the very least with great responsibility and, at worst, would be regarded as a horrific curse» (Morrison: 89).

Dans Superhero: The Secret Origin of a Genre (2006), Peter Coogan définit le superhéros en se basant sur trois éléments: l’identité, les pouvoirs et la mission. Dès les premiers comics, Umberto Eco analyse, à travers «Le mythe de Superman» (1976), l’importance de la double identité comme ressort narratif. Même si cette dernière continue d’exister au sein du genre, les questions identitaires deviennent beaucoup plus troubles à partir des âges d’argent et de bronze (période allant des années 1956 aux années 1986 et succédant à l’âge d’or et à la naissance des superhéros).

Dans Fantastic Four, les quatre superhéros, qui représentent la cellule familiale et ses tensions, se retrouvent à jamais métamorphosés. Mr Fantastique œuvre à visage découvert, et, même si son véritable nom est Red Richard, il n’y a plus vraiment de séparation entre ses deux personnalités (celles du superhéros et de l’alter ego). Le personnage demeure toujours avant tout le même: un scientifique stoïque très intelligent et résolvant des problèmes (qu’il s’agisse de découvertes en physique ou de crises cosmiques). Pour La Chose, la transformation est vécue comme une profonde malédiction, marquée par la différence et la solitude. Le superhéros doit accepter un état qui n’a plus rien d’humain.

Quand la double vie est encore ancrée dans les comics, la partie plus normale (l’école ou le travail) permet de mieux saisir la profondeur psychologique du personnage et renforce l’empathie du lecteur. Par exemple, le bavard Spiderman n’est compréhensible qu’à travers son alter ego réservé et marginalisé de Peter Parker. Sans quoi, l’absence totale de modestie du superhéros pourrait rapidement déplaire. Le personnage est confronté à une pression incroyable, étant donné la responsabilité de ses choix qui accompagne ses superpouvoirs. Chaque erreur peut le renvoyer à son traumatisme initial en lui faisant revivre une énième fois la mort de son oncle. Cette dramatisation du superhéroïsme s’accompagne toutefois d’un contrecoup positif: il s’agit aussi de l’âge des possibles avec l’exploration de l’espace et de la diversité (ce n’est pas anodin qu’il y ait plus tard un crossover entre X-Men et Star Trek (1996)).

 

I. Alan Moore. L’inévitable anormalité du supergod

Alan Moore est un bédéiste britannique ayant commencé sa carrière dans les années 80 en problématisant la figure du superhéros. Il réalise principalement son travail de déconstruction et de complexification à travers ses trois premières grandes œuvres: V pour Vendetta (1982-90), Marvelman/Miracleman (1982-85) et Watchmen (1986-87).

Dans V pour Vendetta, le justicier carnavalesque V surgit dans un Londres orwellien. Le vigilante réagit à la manière d’un psychopathe (au sens clinique du terme) selon le diagnostic de l’enquêteur éclairé qui est appelé le Nez (étant donné qu’il est un fin limier). Le justicier accorde en effet très peu d’importance à la vie humaine (le considérant comme du bétail dans sa condition actuelle, sous l’emprise du régime totalitaire), se jugeant supérieur, libéré. Pour citer Ra’s Al Ghul dans Batman Begins (2005) de Nolan à propos des habitants de Gotham, «il faudrait être cynique pour appeler ces existences des vies».

Lorsque le protégé du Nez lui demande s’il croit que l’explosion du Parlement et l’enlèvement dans le train sont liés, le Nez répond qu’il l’espère fortement, préférant refuser l’éventualité de deux individus comme V. Dominique ajoute que «toutes ces histoires… partir à l’abordage d’un train en marche… ça sort d’un film. Les gens normaux ne font pas ça». Le Nez souligne alors l’évidente anormalité du justicier:

Tu as raison, Dominique, et ils ne peuvent pas non plus assommer un homme de quatre-vingt-dix kilos en lui appuyant sur la nuque. Les gens normaux ne font pas ça! D’ailleurs, je ne crois pas qu’on peut dire, sans trop s’avancer, que la plupart des gens normaux n’envisagent même pas de faire sauter le parlement. Mais ce type n’est pas normal. Ni physiquement, ni mentalement, et c’est le mentalement qui me dérange. Parce que si je désire réussir, et je le veux, il va falloir que je me mette à sa place./ Que je me mette à penser comme lui.../ et ça me fait peur (Moore, V pour Vendetta: 24).

À ce stade de l’analyse, il importe de distinguer le justicier du superhéros: le premier étant dépourvu de superpouvoirs, contrairement au second. V se pose comme un cas limite, un peu à la manière de Batman. Comme le Chevalier noir, c’est un héros excentrique qui sait se mettre en scène afin de donner l’illusion de superpouvoirs. De cette façon, il semble toujours arriver et s’échapper au bon moment, à la manière de l’acteur de théâtre qui connait l’entièreté de la pièce. Et pourtant, le vigilante mentionne ses sources: lors de sa première apparition, il combat les agents du régime en citant Macbeth. Ce faisant, il produit un tableau inquiétant, puisant dans la culture passée et s’opposant au présentisme absolu du totalitarisme. Il récupère et réactualise également la figure du révolutionnaire Guy Fawkes, qui avait tenté de faire sauter le parlement britannique en 1605, lors de la conspiration des poudres.

L’envers du décor et repère de V
. Source: «Les trésors du comics: V for Vendetta», L’univers des comics

Dans Marvelman/Miracleman, le gouvernement britannique a lancé le projet Zarathustra visant à la création de trois surhommes. L’analyse va focaliser sur le superhéros Marvelman. Ce dernier se présente autant comme une figure divine qu’une effrayante abomination. Est très vite interrogé ce regard assurément humain sur la posthumanité. Le résumé du collectif Les frontières de l’humain et le posthumain (2015) pose cette ambiguïté fondamentale: «Le posthumain annonce-t-il une perfection attendue ou une monstruosité?» (Tremblay-Cléroux, Chassay: quatrième de couverture). Même la perfection la plus complète et qui semble la plus souhaitable, qu’incarne par exemple un superhéros altruiste et messianique comme Superman, risquerait de renvoyer à l’humanité les limites de sa propre infériorité. Les capacités intellectuelles infiniment supérieures du surhomme accentuent l’animalité de certaines de nos réactions, en révélant l’artificialité de nous situer au-delà du règne animal et des autres formes de vie: «L’anthropocentrisme et le narcissisme aidant, l’être humain a du mal à se penser autrement qu’au centre de l’univers. Dans cette perspective, se considérer comme un simple mammifère ne va pas de soi pour tous» (Tremblay-Cléroux, Chassay: 11).

Par contre, au début du récit, le superhéros amnésique ignore l’exacte nature de ses pouvoirs. Sa femme trouve donc plusieurs vieux comics de superhéros pour tenter d’appréhender sa métamorphose en voyant ses capacités. Possède-t-il aussi l’invulnérabilité, peut-il se déplacer rapidement ou voler comme Superman, qu’en est-il de sa force? Ce premier temps d'exploration et de découvertes est bref. Marvelman devient progressivement conscient de son omnipotence, pouvant menacer de détruire une ville britannique par heure (lorsqu’il croit que le gouvernement a enlevé sa femme). Il s’agit d’une métaphore évidente de l’arme nucléaire, d’autant plus que la formule qui lui permet de se transformer en superhéros, Kimota!, signifie Atomik à l’envers. Il se met rapidement en scène comme divinité, reprenant la figure christique et les traditions olympiennes.

Watchmen est une uchronie dans laquelle le justicier Rorschach enquête sur la mort d'un autre justicier, le Comédien. Il découvre que le meurtre a été commis par Adrian Veidt, un collègue vigilante, pour réaliser son projet: la destruction de la moitié de la ville de New York afin de sauver le monde d’un potentiel conflit nucléaire en pleine guerre froide. Lorsque nait le seul superhéros de l’œuvre, on le présente et le met en scène grâce aux médias modernes: «Nous répétons: le surhomme existe et il est Américain» (Alan Moore, Watchmen: 119). La dimension de spectacle permet de rendre mythique le personnage. On montre ses pouvoirs à la télévision et on lui donne un symbole iconique et un nom significatif. Si le Projet Manhattan désigne les recherches sur la première bombe atomique, Dr Manhattan est celui qui devrait permettre aux États-Unis de maintenir leur avantage stratégique contre l’URSS.

Dr Manhattan et le cadre de la télévision. Source: Watchmen, chap. 4, p. 13

Lorsqu’il rencontre le président Kennedy, ce dernier lui demande ce que ça fait d’être un superhéros. Dr Manhattan lui répond qu’il doit le savoir, et le président hoche la tête en riant. Les superhéros possèdent aussi cette surmaitrise du langage qui leur permet de toujours avoir la répartie adéquate. Ils savent autant être empathiques que drôles et philosophiques. Cela n’empêche pas le président d’être tué deux ans plus tard, ce que le superhéros bleu sait grâce à sa vision simultanée de toutes les époques. Il joue seulement le rôle approprié en fonction de son interlocuteur.

Dr Manhattan revêt son habit officiel. Source: Watchmen, chap. 3, p. 9

Lorsqu’il passe à la télévision, Dr Manhattan va s’habiller de manière à se normaliser. Sinon, il est généralement nu. Il renait ainsi et ne ressent nullement le besoin de se vêtir (pour se protéger du froid ou par pudeur). Son regard porte au-delà de ces considérations triviales. Même la vie et la mort d’un individu représentent peu d’intérêt pour son regard fondamental sur les phénomènes quantiques: «Mort ou vivant, un corps a le même nombre de particules. Structurellement, aucune différence observable. Vie et mort sont des abstractions non quantifiables. Pourquoi devrais-je m’en soucier?» (Alan Moore, Watchmen: 25)

Son détachement devient tel qu’il ne parvient plus à s’attacher réellement à une seule vie humaine. Voici quelques exemples: premièrement, lorsque le président Nixon lui demande d’intervenir au Vietnam, il accepte. Il indique toutefois que la «morale de [s]es actions [lui] échappe» (Moore, Watchmen: 120). Deuxièmement, l’absence de réaction salvatrice lorsque le Comédien tire sur son amante vietnamienne, enceinte de lui:

«T’as regardé faire. Tu pouvais changer le flingue en vapeur ou les balles en mercure ou la bouteille en neige! Tu pouvais téléporter l’un de nous jusqu’en Australie… Mais t’as pas levé le petit doigt! (…) Tu perds le contact, Doc. Tu n’es plus avec nous. Dieu nous aide, tous» (Moore, Watchmen: 53).

Troisièmement, alors que Laurie et lui sont ensemble et qu’il la caresse, elle sent une troisième main la toucher, le superhéros bleu s’étant dédoublé. Elle est alors seulement déroutée et s’excuse d’avoir été apeurée. Elle se fâche cependant quand elle s’aperçoit qu’un autre double continue de travailler afin d’avancer dans ses travaux de physique élémentaire. Il ne comprend d’ailleurs pas où est le problème: «J'essaie vraiment de t'être agréable... [...] Si mon attitude te pose problème, je suis prêt à en discuter» (Moore, Watchmen: 76-7).

La confusion et la colère de Laurie. Source: Watchmen, chap. 3, p.4-5

Dr Manhattan tente vainement de conserver ses liens avec l’humanité. Au contraire, la plupart des justiciers produisent, à travers leur identité de vigilante, une image de puissance à laquelle ils s’identifient et qui leur permet de se considérer au-dessus du reste de l’humanité. Le Comédien développe une façade qui se fissure à la fin de sa vie et au début de l’œuvre. Auparavant, il marque profondément l’ensemble des justiciers de la seconde génération (lui-même commence durant la première et continue durant la seconde). Le second Hibou est mélancolique et se sent passablement inutile en dehors de son costume et de l’action sur le terrain. Lorsqu’il couche pour la première fois avec Laurie, il est impuissant (tandis que domine l’image d’Adrian en train de démontrer sa puissance physique dans une performance athlétique télévisée). C’est en retournant sous son costume qu’il regagne toute son assurance et qu’il fait l’amour avec Laurie (les deux revêtissent leur identité héroïque). Cette tension entre les deux identités est encore plus prononcée chez Rorschach. Lorsqu’il est arrêté par la police, qui lui retire son masque, il est paniqué: «Mon visage! Rendez-le-moi!» (Moore, Watchmen: 168). À partir du moment où survient son initiation définitive de vigilante, il devient Rorschach comme il le déclare lui-même, considérant son alter ego trop faible pour faire efficacement face au monde contemporain. Le costume se complexifie chez Adrian Veidt avec son double masque. Lorsqu’il prend sa retraite de vigilante et dévoile qu’il était le justicier Ozymandias, il s’agit d’un leurre. Cette mystification lui permet de compléter son plan dans le but d’incarner le célèbre pharaon éponyme et de diriger la destinée de l’humanité.

Je vais enchainer avec une citation de Bill, dans le 2e volume de Kill Bill (2004), sur la mythologie des superhéros et leur double identité:

Quand il se lève le matin, il est Peter Parker. Il faut qu’il mette un costume pour devenir Spiderman. Et c’est sur ce point très caractéristique que Superman se différencie des autres. Superman n’a pas eu à devenir Superman. Quand il est venu au monde, il était Superman. Quand Superman se lève le matin, il est Superman. Son alter ego, c’est Clark Kent. Son costume avec un grand S rouge, c’est la couverture dans laquelle il était enveloppé bébé quand les Kent l’ont trouvé. C’est ça sa tenue d’origine. Lorsque Kent met les lunettes et le costard, ça, c’est un déguisement. Ça, c’est le costume que Superman met pour donner le change. Clark Kent est l’image que Superman a de nous. Et, qu’est-ce qui caractérise Clark Kent. Il est faible, il doute de lui-même. C’est un lâche. Il est la critique que Superman fait de toute l’humanité (Tarantino: 1:45:12).

À la fin de Marvelman, cet autre superhéros transforme notre société en utopie et encourage l’humanité à devenir à son image, assurément supérieure. Pour Dr Manhattan, «l’Homme le plus intelligent de ce monde ne signifie guère davantage que son plus intelligent termite» (Moore, Watchmen: 396). Il ne peut que rester neutre face à l’insignifiance de ce chaos: «Je comprends sans approuver ou condamner. Les affaires des Hommes ne peuvent me concerner» (Moore, Watchmen: 405). D’un côté, les justiciers mooriens se mettent en scène de manière à mystifier leur public, ils doivent apparaitre infaillibles. De l’autre, les superhéros tentent, à travers leurs comportements, de se normaliser. À mesure qu’ils découvrent leurs capacités, que leurs liens avec l’humanité se rompent, ils cessent cependant toute théâtralisation.

Dans Alan Moore: Comics as Performance, Fiction as Scalpel (2009), Di Liddo a recours à une comparaison pour montrer l’importance du bédéiste britannique:

With a convincing comparison, Klock quotes a sentence by Alfred North Whitehead according to which the whole of the European philosophical tradition is made of footnotes to Plato's thought, and claims that in the same way, the superhero comic narrative of the last two decades are a row of annotations to Moore and Miller's work (Di Liddo: 54-5).

Outre cette densification de la figure du superhéros, deux éléments de Watchmen vont marquer durablement le genre superhéroïque. Tout d’abord, il y a la fameuse résurgence de la citation de Juvénal, «Qui nous gardera de nos gardiens» (Moore, Watchmen: 56), avec la thématique fondamentale du regard. Ensuite, le lecteur assiste à un tableau de destruction dont est parfaitement conscient le justicier Adrian: «Je me suis forcé à ressentir chaque mort. […] Je sais que j’ai œuvré sur le dos d’innocents, assassinés pour sauver l’humanité» (Moore, Watchmen: 405). Même si son rôle le rapproche d’un supervilain de comics, son métaregard sur la fiction enrichit son personnage: «Le faire? Dan, je ne suis pas le méchant d’un serial de la Republic. Crois-tu sérieusement que j’expliquerais mon maitre-plan s’il restait la moindre chance que vous puissiez influer sur son aboutissement. Je l’ai fait il y a trente-cinq minutes» (Moore, Watchmen: 371).

 

II. Corpus superhéroïque contemporain. Illusion et mythe de la vie ordinaire

Il existe des grands événements dans l’univers de Marvel Comics, qui réunissent une part significative des protagonistes. Civil War de Mark Millar et de Steve McNiven, publié en 2006-07, en est un exemple représentatif. Thématiquement, l’œuvre commence où Watchmen s’achève: une explosion qui tue de nombreux civils. Dans ce cas-ci, le drame survient dans une banlieue, à proximité d’une école primaire. Les premiers superhéros rencontrés contribuent par leur bêtise à l’analyse d’Umberto Eco, dans De superman au surhomme (1993), où il affirme que les héros qui nous représentent aujourd’hui seraient caractérisés par leur plus grande simplicité, voire leur idiotie, par rapport aux héros passés: le récit s’ouvre avec de nouveaux superhéros qui font un reality show et qui se révèlent assez médiocres. De manière à rendre leur émission plus populaire, ils trouvent très cool de combattre un supervilain contre qui Hulk, membre surpuissant des Avengers, «a failli perdre» (Millar: 3). Le supervilain produit alors l’explosion qui dévaste le quartier.

Les superhéros du reality show. Source: Civil War tome 1, p. 3

On retrouve l’ensemble des superhéros de l’univers Marvel qui doivent se positionner dans un affrontement idéologique. Le drame crée une polémique nationale sur l’absence de législation quant aux superhéros. S’en suit une véritable lutte de vision du monde entre Iron Man et Captain America: le contrôle et la sécurité du premier contre la liberté et l’autodétermination du second. Au début du troisième tome, les deux superhéros argumentent pendant une trentaine de pages sur les conséquences civiques de leur puissance. Tony Stark explique que si tous les héros étaient aussi infaillibles que Captain America (personnage créé durant l’âge d’or des superhéros, en 1940), les lois seraient en effet inutiles. Lui a souvent été victime de l’alcoolisme, alors même qu’il combattait les criminels. Cela donnait des moments peu glorieux où le membre des Avengers pouvait frapper un peu partout avec un lampadaire pour assommer son adversaire, tout en voyant double et en risquant d’accrocher au passage un civil. La lutte physique permet aux personnages de se remettre en question en revisitant leur passé superhéroïque et en montrant comment ces êtres surpuissants doivent néanmoins négocier avec leur part humaine, qui est vraisemblablement la plus complexe. 

La volonté de législation devient bien vite paradoxale: on tente d’encadrer de lois des personnages qui ont démontré dès leur apparition les limites des forces de l’ordre à protéger les citoyens. Leurs pouvoirs leur ont permis de sauver la Terre à plusieurs reprises, et des groupes comme les X-Men possèdent des capacités offensives supérieures à la plupart des pays. La directrice de l’école des X-Men exige d’ailleurs que Tony Stark signe un traité dans lequel les mutants seront exemptés des lois, sinon tout leur groupe va rejoindre celui des insurgés, dirigé par Captain America. Stark signe immédiatement, ne pouvant agir autrement. Tous les superhéros n’en viendront pas moins à participer au déchirant conflit, plusieurs dizaines rejoignent chaque camp avec d’immenses doubles pages montrant une centaine de guerriers surpuissants s’affrontant. Le couple au sein des Quatre Fantastiques se sépare, d’anciens amis se combattent, surviennent des morts. Iron Man voit son meilleur ami, mais aussi celui qui incarne un modèle pour toute leur génération, Captain America, être tué sous ses yeux (alors que ce dernier aurait pu le tuer). Cette histoire post-Watchmen et post-11 septembre montre les limites du superhéros qui représente l’Amérique, mais aussi de l’ensemble des superhéros de l’univers Marvel, en les faisant rejouer la guerre la plus meurtrière des États-Unis. Plus récemment, Injustice: Les dieux sont parmi nous (2013-) de Tom Taylor et de Mike S. Miller, bande dessinée adaptant le jeu vidéo éponyme, montre l’affrontement idéologique entre les superhéros du panthéon DC Comics. À la suite d’une nouvelle action horrible du Joker, Superman élimine définitivement le célèbre supervilain de Gotham. Lui et plusieurs superhéros tentent d’instaurer une nouvelle civilisation, sans crimes et sans conflits, et où la justice pourra régner. Batman s’oppose à l’injustice de ce paradigme totalitaire et tente de former une alliance superhéroïque contre le projet de son ami Superman.

Invincible (2003-2018) de Kirkman, scénariste de Walking Dead (2003-), et de Ryan Ottley (qui a rapidement remplacé le dessinateur Cory Walker), semble d’abord mettre en scène le superhéros éponyme qui semble peu risquer d’être véritablement fragilisé. En effet, son nom vient de son invulnérabilité qui lui permet d’encaisser la plupart des chocs. Outre les coups physiques, le superhéros est éprouvé émotionnellement (nombreuses trahisons, viol, deuils, etc.). Invincible assiste à la déconstruction à répétition de son récit initial (une complète fiction manichéenne), déconstruction qui permet également de relire l’histoire des superhéros en bande dessinée pour le lecteur. Son père fournit le premier exemple diégétique. Tout le monde le considère comme le superhéros le plus puissant de la Terre qu’il a sauvé plusieurs fois. Puis, coup de théâtre, les autres personnages découvrent que c’est un extraterrestre venu annexer la Terre de par la volonté impérialiste de son monde. Son parcours est d’ailleurs bien complexe: il devient également renégat à l’empire Vitrium, rejoint la résistance, puis la résistance de la résistance. Actuellement, il est devenu l’empereur de Vitrium. L’affrontement initial entre le père et le fils est particulièrement violent, autant physiquement que psychologiquement. Celui qui a toujours agi en père de famille exemplaire doit reprendre son ancien rôle d’agent colonisateur de l’empire Vitrium et éliminer son fils, qui représente alors pour lui une erreur impardonnable, étant donné qu’il a appris à l’aimer. Et, ce rôle de père superhéros aimant, à l’origine fictif, risque de supplanter sa fonction de soldat impitoyable. Le père, en affrontant son fils, se combat d’abord lui-même. On comprend alors la raison qui le fait répéter sa question, à savoir pourquoi il lutte et qu’est-ce ce monde a lui à offrir, avec tant de hargne (Kirkman: tome 3, p. 94-95).

L'affrontement entre Invicible et son père. Source: Invincible tome 3, p. 94-95

Le second exemple est donné par Cecil, le patron d’Invincible, mais aussi des autres superhéros les plus puissants de la Terre, et dont le chef de la CIA n’est pas assez haut placé pour connaitre l’existence. S’il veut assurément le bien commun, il va embaucher un jeune savant qu’Invincible avait neutralisé parce qu’il enlevait des étudiants du campus universitaire afin de les transformer en machines de guerre. Son patron juge la technologie utile à la protection de la Terre et que ce serait du gâchis de mettre en prison un scientifique aussi brillant malgré ses débuts criminels. Quand Invincible le découvre commence une relation tendue entre lui et Cecil, qui a pour résultat des trous dans le Pentagone (à chaque fois qu’Invincible doit s’enfuir d’urgence).

Dès qu'on semble pouvoir entièrement se fier à un personnage, que celui-ci semble incarner un modèle d’héroïsme et de devoir, et mener une existence plutôt ordinaire, on apprend généralement qu’il va avoir une bonne raison de trahir Invincible. Les personnages possèdent presque tous un masque dont ils feront éventuellement la confession, gagnant ainsi en densité. Ils ont leurs propres motivations et démons, ne se réduisant pas simplement à l’équipe du superhéros, qui, elle, vit essentiellement pour l’aider à sauver le monde. La série se complexifie avec des supervilains qu’Invincible va aider (ou non). Par exemple, pour lutter contre les changements climatiques, un personnage-dinosaure en vient à faire exploser le Groenland, provoquant quelques dégâts à l’échelle mondiale. Il agit dans une logique de moindre mal, qui rappelle Adrian (dans Watchmen), qui possède de nombreux graphiques extrapolant les futurs terrestres. À la fin du vingtième tome, l’un des plus anciens collègues et ami d’Invincible tue Cecil et réussit à prendre secrètement le contrôle de la Terre de manière à pouvoir réaliser une utopie, qui est, jusqu’à présent, plutôt convaincante. Tout le monde se réjouit des changements, sauf Invincible, qui connait la problématique vérité.

La dernière œuvre analysée, La Vision de Tom King, paru en 2016, interroge encore plus directement les questions de théâtralité et de masque. Vision est le fils repenti d’Ultron et le superhéros qui a sauvé plusieurs fois la Terre. Il s’est créé une famille, dont les membres sont également des androïdes. Toute la famille s’établit dans une banlieue typique de Washington, D.C. dans le but de mener une existence normale. Nous assistons au complet simulacre de la vie ordinaire d’êtres qui incarnent à merveille cette figure de l’autre. Le mari part travailler, la mère reste à la maison et joue du piano; les enfants vont bien sûr à l’école, mais c’est la fille qui se plonge dans l’introspection et la spiritualité, tandis que le garçon joue au basketball et lit du Shakespeare à haute voix dans la maison. Et, le plus important, ils le font en souriant. Du moins, ils y parviennent au début de l’histoire.

Le garçon lit en jouant avec le chien, par Source: «Arjun Appadurai’s Modernity at Large –in comics?», The 650-Cent Plague

Ainsi, on accumule les clichés à travers une immense mise en scène censée représenter le rêve américain de la famille parfaite qui emménage dans une nouvelle ville/vie et doit s’intégrer. Les androïdes tentent d'imiter la manière de vivre de l’Américain moyen, allant jusqu’à reproduire les aberrations relatives au modèle genré. Il y a aussi cette scène très amusante où toute la famille se rend dans un restaurant chic, alors qu’ils n’ont nul besoin de se nourrir. Ils commandent, parlent ensemble et paient l’addition comme n’importe quel autre client, tout en demandant poliment qu’on ne leur prépare pas des plats qu’ils ne pourraient pas manger.

Toute la famille joue à Twister, par Source: La Vision tome 2, quatrième de couverture

Le regard de Vision rappelle celui du Dr Manhattan, déconnecté des réalités humaines. Par contre, contrairement au superhéros bleu, les androïdes sourient de manière à montrer qu’ils sont une famille heureuse et unie. Cela produit un résultat passablement effrayant, qui rappelle la publicité trompeuse des jeux de société des années 60-80. D’ailleurs, le lecteur voit toute la famille jouer au classique Twister sur la quatrième de couverture du second tome. Malgré toute la bonne volonté des membres de la famille, les dialogues plutôt surréalistes montrent comment les personnages restent profondément différents, possédant une intelligence entièrement basée sur la logique:

Mère! Tu sais que je suis codée pour avoir seize ans! Tu n’es pas censée phaser comme ça à travers ma porte!/ Les événements ont supplanté notre accord. Ton frère a disparu. Ainsi que ton oncle Victor. Je tente de les retrouver./ Mère, connecte-toi au serveur de Vin et demande sa localisation actuelle. Tu n’as pas à me déranger./ Déranger?! Penses-tu vraiment que je n’ai pas déjà essayé de me connecter à son serveur?! Je suis codée pour être adulte! (King: tome 2, chapitre 9, non-paginé)

Conversation entre la mère et la fille, par Source: La Vision tome 2, chapitre 9, non-paginé

Dès le début de l’œuvre, nous savons que le superhéros Vision, qui a sauvé 37 fois le monde (fait d’armes et plusieurs fois répété), est celui qui risque de finalement le détruire pour sauver sa famille. Avec cette mascarade de parfaite normalité, nous avons donc un imaginaire de la fin, au premier degré, avec un décompte qui semble inévitable (même s’il n’est pas aussi précis que dans Watchmen avec l’horloge de l’Apocalypse). Le rêve de la famille idéale risque d’être détruit en même temps que le futur de la Terre.

Le deuxième tome s’ouvre avec le début de la relation entre Vision et Scarlet Witch, sa première femme. La narration nous annonce à chaque nouvelle scène, avec l’adverbe «plus tard» (King: chapitre 7, non-paginé), que nous effectuons des ellipses. De cette manière, est montré, en vitesse accélérée, la première relation de Vision et son issue inévitablement négative. Dans l’avant-dernier retour en arrière avant le drame, Vision indique d’ailleurs que «le futur est arrivé», que «le futur est… là» (King: chapitre 7, non-paginé). Ce premier drame renseigne sur celui à venir: la fissure se produit d’abord de façon lente et progressive, puis elle devient inévitable et provoque une réaction en chaine. La mère Virgina va se mettre à répéter en boucle certains mots après les mensonges qu’elle et son mari ont dû faire à la suite d’une série d’accidents: un supervilain a d’abord menacé la sécurité de la famille. Pour la protéger, Virgina le tue sans dévoiler la vérité à son mari. Un voisin, qui a vu la scène, pense pouvoir la faire chanter de manière à obliger ses enfants à quitter l’école, les considérant comme des armes potentielles étant donné leurs superpouvoirs. Le seul camarade de classe de la fille Viv est tué lorsque la mère se rend chez son voisin pour négocier. De manière à préserver ses proches, Vision décide de continuer à simuler que tout va bien et ment à la police. Son frère, qui vient enquêter pour le compte des Avengers, inquiets de cette supercherie, va accidentellement tuer son neveu, et Vision prend alors la décision de le tuer, même si, pour cela, il va devoir affronter ses collègues superhéros.

 

Tout au long de cette analyse, les différents exemples ont montré comment les récits de superhéros contemporains sont paradoxaux. D’une part, avec des œuvres comme Watchmen, on est face à des supergods crépusculaires, faillibles et dont les limites finissent par être révélées malgré leur potentiel masque. D’autre part, la notion de personne ordinaire est neutralisée. Cela mène à la construction de personnages complexes, qui ne sont pas animés uniquement par des idéaux héroïques. Lorsque ces supergods tentent, à travers la théâtralité, d’apparaitre ordinaires comme leurs voisins, voire même leurs collègues justiciers sans superpouvoirs, ils découvrent bien vite que ceux-ci n’ont rien d’ordinaire. Le personnage le plus touchant de Watchmen est sans doute ce vendeur de journaux raciste et sexiste qui tente de protéger le jeune lecteur de BDs de l’explosion d’Adrian (ce qui se révèle bien sûr inutile). Chaque personnage possède sa propre agentivité et peut, dans les limites de ses capacités, tenter d’améliorer sa vie et celle de ses proches. C’est sans doute pour cela que les récits contemporains de superhéros sont si importants. Ils montrent la complexité de la figure dans la mesure où celle-ci s’inscrit profondément dans les réflexions sur les frontières de l’humanité, même –et peut-être surtout– quand elle présente des personnages qui sont censés n’avoir plus rien d’humain.

 

Bibliographie

Œuvres analysées

Kirkman, Robert, Cory Walker, Ryan Ottley, Invincible vol. 1-21, Paris, Delcourt, 2005-2017.

King, Tom, La Vision vol. 1-2, Nice, Marvel-Panini comics, 2016.

Millar, Mark, Steve McNiven, Civil War vol. 1-6, St-Laurent-du-Var, Panini France, 2010-14.

Moore, Alan, Miracleman #1-16, Eclipse Comics, 1982-85.

Moore, Alan, Dave Gibbons, Watchmen, France, Urban Comics, 2012, 441p.

Moore, Alan, David Lloyd, V pour Vendetta, Espagne, Urban Comics, 2012, 334p.

 

Autres œuvres mentionnées

Nolan, Christopher, Batman Begins, Burbank, Calif., Warner Bros. Entertainment, 2005.

Tarantino, Quentin, Kill Bill: Vol. 2, Montréal, Alliance Atlantis Vivafilm, 2004.

Taylor, Tom, Mike S. Miller, Injustice: les dieux sont parmi nous, Paris, Urban comics, 2014, 180p.

 

Corpus théorique

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