Des avatars mercantiles du lapin

Des avatars mercantiles du lapin

Soumis par Julien Marsot le 06/04/2012

 

Comparons deux figures du lapin qui s’inscrivent dans un contexte publicitaire: les lapins Duracell (au pluriel) qui font leur apparition dans une publicité de 1973 et le lapin Energizer (au singulier) qui apparaît une décennie plus tard, en 1989.

Phagocytant l’utilisation préalable d’un jouet de lapin à des fins démonstratives, la compagnie Energizer façonne une icône médiatique désormais connue de tous. L’esthétisation seconde vise à donner un sens triomphant et individualisé aux éléments contingents du jouet bien réel originalement choisi par la compagnie Duracell dont le signe se voit réinvesti. Ce sens nouveau est conféré par le biais d’une stratégie dialectique de répétition dans la différence: le lapin Energizer troque le nœud papillon pour des sandales de plage, le tambour pour une grosse caisse et couvre son visage de lunettes fumées à l’instar du Terminator, son rose rétro conventionnel devient fluo. Il relève du nec plus ultra de la frivolité et du divertissement des années 80; c’est l’iconoclaste dernier cri qui mène bruyamment la parade, un yuppie qui écoute du Twisted Sisters. Quand les camions et Godzilla mécaniques s’arrêtent, le méta-lapin Energizer leur fait un pied de nez et «keeps on going».

La stratégie d’Energizer inscrit une esthétisation décalée du lapin à même le paradigme neo-baroque identifié par Omar Calabrese à la même époque. La démonstration «scientiste» et pseudo-objective de l’excès de performance des batteries Duracell se métamorphose par la citation néo-baroque en excès de style tautologique, excentrique et subjectivé. La durabilité d’une batterie sur une autre cesse d’être de l’ordre de l’illustration de fait (même si elle était simulée) pour opérer la symbolisation d’une culture de l’individualisme triomphant dont le lapin Energizer se fait le troubadour performatif. La logique de la démonstration devient logique de l’identification. À témoin le passage de l’expression «Energizer bunny» dans le vernaculaire américain pour désigner quelqu’un de performant. Le signe s’est sclérosé jusqu’à devenir le prêt-à-penser proverbial d’une culture de la compétition.

Si le méta-lapin Energizer est le produit d’une citation, son univers est lui aussi peu à peu construit sous le même mode, l’avatar allant parfois jusqu’à interrompre d’autres publicités bien connues dans lesquelles il sème un chaos jouissif – se posant hypocritement comme la marge attrayante d’une culture «décentrée» dont il constitue paradoxalement l’illustration paroxystique.

Le méta-lapin Energizer adopte ainsi un parcours transversal des imaginaires et des représentations, et, par le biais d’une convergence iconique et mercantile, s’acoquine commodément d’autres figures prestigieuses de la culture de masse auprès desquelles il se mythifie avec les années. Il combattra avec succès Darth Vader lors de la remastérisation des films de Georges Lucas, ou Dracula lors quand paraît l’opus de Francis Ford Coppola.

En conclusion, si le Capital avait depuis longtemps exploité les tactiques «pédophiles» du lapin sur des produits destinés aux enfants (pensons au lapin Quick ou à celui des céréales Trix), Energizer fait du lapin le signifiant instrumental d’une infantilisation accrue de la culture médiatique en usant d’un fantasme idéologique néo-libéral pour vendre un produit qui n’est pas a priori destiné aux enfants. La figure du lapin agit ici à titre de mythe (au sens que donne Barthes à ce mot), mythe puéril naturalisant la définition bourgeoise de l’excellence comme triomphe de l’individu sur autrui. Cependant, l’égotisme de ce que Frederic Jameson nommait le «late capitalism» n’y est même plus au fondement d’un utilitarisme «pragmatique», il ne représente plus que l’une des innombrables glorifications du trivial et du superflu à l’apogée de l’ère du gadget.