De la combinatoire narrative à la mythologie formelle

De la combinatoire narrative à la mythologie formelle

Soumis par Antonio Dominguez Leiva le 08/11/2012
Catégories: Espionnage

 

Il est difficile, tant la saga de James Bond a triomphé et essaimé à son tour quantité d’œuvres et de genres (du «Euro-espionnage» oscillant entre pastiche et parodie au blockbuster d’action présentement hégémonique dont les traits bondiens sont patents), d’imaginer à quel point les premiers romans de Ian Fleming furent surprenants (voire, à plus d’un titre, choquants).

C’est que, comme toute innovation dans le domaine des genres paralittéraires, il s’agissait d’une subtile hybridation de codes et de thèmes préexistants. Fleming a ainsi su créer «un cocktail détonnant où se conjuguent sa parfaite connaissance des services secrets et son souci de réalisme, une vision manichéenne du monde et des archétypes du roman noir, des motifs empruntés au fantastique et à la SF, ainsi qu’un héritage de la littérature populaire d’aventures habilement recyclé» écrit F. Hache-Bissette (2008, 28).

Les romans s’inscrivent à priori dans la tradition du roman d’espionnage anglais, illustré notamment par le «terrible trio» des Clubland Heroes étudiés par Usborne (Richard Hannay de John Buchan, Bulldog Drummond de Sapper et Jonah Mansfeld de Dunford Yates) qui ont sans aucun doute marqué le rêve héroïque que Fleming incarne en Bond, lequel s’affranchit néanmoins de leur culte strict du «Code d’honneur» chevaleresque et impérialiste, notamment en ce qui concerne la sexualité (alors que, comme le dit Usborne, ses précurseurs «seraient morts mille fois avant de Ne-Pas-Faire-La-Chose-Décente»).

Rejeton lui-même hybride de la grande famille du roman policier (notamment via le roman criminel à poursuite) à l’heure où s’affirment les dispositifs de la biopolitique moderne, le roman d'espionnage est un soi une forme composite qui se distingue

par le choix d'un type d'objets et d'une approche de l'événement. Il rapporte sous une forme romancée les conflits d'intérêt ou d'influence entre nations, en privilégiant les formes souterraines de ces affrontements. Il participe aussi du roman historique, mais restreint largement son aire d'intervention à l'histoire secrète. À la différence des récits de guerre, il fait la part belle à l'action des transfuges, à la quête du renseignement plus qu'à l'évocation des champs de batailles. (E. Neveu, 1985: 17)

Selon Boileau-Narcejac, il se situe «au carrefour du roman problème, du roman noir, du suspense et de la science-fiction. Il unit toutes les formes de la peur et de la curiosité. Il semble donner une réponse à la seule question qui obsède tous les esprits: survivrons-nous?» (194)

D'après Jean-Jacques Tourteau, il emprunte au roman d'aventures l'exotisme, au roman noir la violence et l'érotisme, au feuilleton populaire la fascination devant les maîtres occultes du monde (14). Juliette Raabe, par contre, signale ses liens avec les aventures exotiques, le roman militaire et l'épopée populaire (F. Lacassin, B.I.L.E, 181); elle mentionne même, pour rendre compte de la filière bondienne, l'espionnage-fiction, catégorie située à mi-chemin de l'espionnage et de la science-fiction et où il est question d'armes ou de machines imaginaires.

Cette instabilité relative, qu’illustrent parfaitement les romans bondiens, permet la fusion novatrice entre les deux grands hyper-genres que sont le roman policier et le roman d’aventures, le roman d'espionnage étant avant tout un roman d'action (Boileau et Narcejac, 196), celle-ci étant liée plus spécifiquement au contexte politique international: «le roman d'espionnage a occupé la place laissée vacante par le vieux roman populaire dont il réactive et réactualise les thèmes et les structures. En les portant à l'échelle internationale, — l'affrontement entre nations inspire l'affrontement entre les personnages — il sacrifie tout à la fois au nationalisme du roman populaire et au cosmopolitisme né du brassage des événements et des hommes provoqués par la Première Guerre mondiale» (F. Lacassin, B.I.L.E, 19). D’où la définition minimaliste avancée par Guy Bouchard: «Nous dirons donc que le roman d'espionnage est un roman dramatique où le Protagoniste travaille secrètement au service d'un État. (…) L'État s'incarne, en ces textes, dans la personne du chef de l'espion, dont le rôle est essentiel puisque l'espion n'agit pas dans son propre intérêt: il doit recevoir sa mission de quelqu'un à qui il est également tenu d'en rendre compte» (Bouchard, 1974, 59-60), ce qui le distingue notamment du détective privé (et du criminel), mais aussi de l’aventurier.

Cela est visible, notamment, dans la mutation que JB opère de son précédent littéraire immédiat, le détective hard-boiled Mike Hammer de Mickey Spillane (qu’il aura par ailleurs entièrement éclipsé dans la culture populaire, après l’avoir phagocyté). La critique a mainte fois signalé les liens qui unissent le super-agent secret et le justicier vigilantiste qui s’érigent en exécuteurs d’une volonté supérieure (U. Eco, 77), le plus troublant étant sans doute l’extrême sadisme qui fait de la violence un suprême orgasme (nous y reviendrons). Or, à la mission du Justicier purificateur (souvent mû par le cycle girardien de la vengeance infinie) se substitue chez Bond la soumission à un plus haut dessein: JB sera ainsi, bien plus que Hammer, un psychopathe doté d’une mission civilisatrice, son célèbre «permis de tuer» l’affranchissant du statut toujours ambigu du vigilantisme. Comme le soulignent Boileau-Narcejac à propos de la poétique de l’espion (vs le détective), celui-ci «accomplit une mission, il est blanchi par les lois de la guerre, il n'appartient pas à notre monde, tandis que le roman policier montre le surgissement en notre vie quotidienne’d'une réalité inconnue, angoissante, qui nous met en péril en même temps que l'ordre des choses; le roman d'espionnage, lui, nous installe dans l'exceptionnel; tous les coups y sont permis, il n'offre rien qui puisse nous surprendre, le mystère s'y réduit à une opération «top-secret» et l'enquête y dégénère en simple repérage, puisqu'il s'agit non de démasquer le monstre, mais de localiser l'adversaire» (Boileau et Narcejac, 195-196).

À la double tradition des «clubland heroes» et du vigilantisme hard-boiled, Fleming ajoute d’autres éléments hétérogènes qui vont de l’Aventure Mystérieuse à la Sax Rohmer avec ses conspirations complexes ourdies par des génies du crime au pastiche d’articles pour Men’s Adventure Magazines (une source à part entière, souvent méconnue, de l’univers bondien) et des guides de voyage à la littérature «osée» des sleazy paperbacks, le facteur unificateur étant le réenchantement du monde moderne par une refonte intégrale des codes traditionnels du récit populaire d’aventures. C’est ainsi que U. Eco célèbre l’esthétique du collage à l’oeuvre dans les romans:

le contamination entre résidu littéraire et chronique brutale, entre décadentisme et science-fiction, entre excitation aventurière et hypnose objectuelle, nous semblent être les éléments instables d’une construction enchanteresse (…). Dans la mesure où elle se prête à une lecture complice et avisée, l’œuvre de Fleming représente une machine évasive réussie, effet d’un haut artisanat narratif; dans la mesure où elle fait expérimenter à d’aucuns le frisson de l’émotion poétique privilégiée, elle est une énième manifestation du kitsch; dans la mesure où elle déchaîne chez beaucoup des mécanismes psychologiques profonds, d’où est absente la distanciation ironique, il est simplement une opération plus subtile, mais non moins mystificatrice de l’industrie de l’évasion (Il caso Bond).

Davantage encore que les romans, la saga cinématographique développera une esthétique plurielle qui entrelace des styles a priori peu compatibles (réalisme, fantastique, SF, pop art, burlesque à la limite du cartoon, film catastrophe, etc.). «Sans doute est-ce dans cet équilibre ou mieux dans le «dosage», selon le mot si juste de Terence Young que réside l'élément le plus mystérieux «de cette fracassante réussite»» signale V. Morin qui pose la pertinente question: «007: un dosage»? (102)

L’unité de ce Grand Œuvre composite ne vient plus de l’adscription générique stricto sensumais bien plutôt de l’habillage sériel qui permet de lisser les discontinuités de ce véritable «collage». Les romans comme les films sont avant tout des formula shows qui vont de la combinatoire narrative (U. Eco) à la mythologie formelle sur grand écran.

On connaît la lecture structuraliste stricte, sans doute l’une des plus célèbres de toute cette école critique, que fit U. Eco de l’œuvre flemingienne comme pure «combinatoire narrative», articulée autour d’une

série d'oppositions fixes qui permettent un nombre limité de changements et d'interactions. Ces couples constituent des invariants autour desquels gravitent des couples mineurs qui en constituent, d'un roman à l'autre, des variantes. Nous avons dénombré ici quatorze couples; quatre de ceux-ci opposent quatre caractères suivant diverses combinaisons, tandis que les autres constituent des oppositions de valeurs, diversement incarnées par les quatre caractères de base. Les quatorze couples sont: a) Bond — «M», b) Bond — le Méchant , c) le Méchant — la Femme , d) la Femme — Bond , e) le Monde libre — l'Union soviétique , f) la Grande-Bretagne — les Pays non anglo-saxons, g) Devoir — Sacrifice, h) Cupidité — Idéal, i) Amour — Mort, j) Risque — Programmation, m) Faste — Privation, n) Nature exceptionnelle — Mesure, o) Perversion — Candeur anglo-saxonnes, p) Loyauté — Déloyauté, (Eco, 79).

Ces divers couples d'opposition apparaissent alors comme les éléments d'un ars combinatoria qui se déroule selon un code fixé d'avance où «M bat Bond, Bond bat le Méchant, le Méchant bat la Femme, même quand c'est Bond qui bat la Femme le premier; le Monde libre bat l'Union Soviétique, l'Angleterre bat les Pays impurs, la Mort bat l'Amour, la Mesure bat la Nature exceptionnelle, et ainsi de suite.» (Eco, 86). C’est la célèbre loi des 8 coups qui articule la mécanique romanesque bondienne:

A. — «M» joue et confie une mission à Bond. B. — Le Méchant joue et apparaît à Bond (éventuellement sous une forme substitutive) . C. — Bond joue et inflige un premier échec au Méchant — ou bien le Méchant inflige un échec à Bond. D. — La Femme joue et se présente à Bond. E. — Bond souffle la Femme; il la possède ou entreprend la possession. F. — Le Méchant prend Bond (avec ou sans la Femme, ou en des moments divers). G. — Le Méchant torture Bond (avec ou sans la Femme). H. — Bond bat le Méchant (il le tue ou en tue le substitut ou assiste à sa mort). I. — Bond convalescent s'entretient avec la Femme, qu'il perdra par la suite.

L’ordre du schéma peut varier selon les romans (ABCDEFGHI pou Dr No par exemple ou BCDEACDFGDHEHI pour Goldfinger), mais l’on retrouve toujours la somme de ces éléments.  Le plaisir lecteur repose dès lors sur ce retour d'un schéma habituel dans lequel on reconnaît le déploiement ingénieux du déjà vu sous une variante marginalement novatrice: selon une formule connue que Eco approfondit dans Apocalittici e integrati,  «Le plaisir du lecteur consiste à se trouver plongé dans un jeu dont il connaît les pièces et les règles, et même l'issue à part des variations minimes» (Eco, 90).

Le cinéma va respecter l’essentiel du schéma romanesque dégagé par Eco, en renforçant encore davantage son caractère itératif et rajoutant d’autres marqueurs de sérialité propres à son propre langage. Véritable franchise bien avant que Hollywood deviennet l’empire des conglomérats multimédiatiques, la saga de Bond réinvente le principe de sérialité que le cinéma avait abandonné avec la mort des serials (auxquels le bondisme revient explicitement par ailleurs). Pour s’affranchir de toute contrainte, on l’a vu, elle instaure le principe itératif de l’éternel recommencement, brisant le principe d’identification à un acteur-personnage par celui d’identification au mythe et, de fait, à la mythologie formelle qui l’informe. On pourra ainsi se prévaloir du principe du reboot qui permet au cycle de Craig de recommencer par l’origine même du mythe, le premier roman de Fleming en une sorte de boucle qui frise le paradoxe temporel. Cet éternel recommencement a lui aussi un rythme sériel (un film tous les deux ans, sauf exception), qui fonctionne comme énonciation rituelle où le mythe est incessamment parlé et rejoué.

Le premier élément de cette sérialité filmique, immédiatement reconnaissable, fonctionne en soi comme un condensé synthétique du mythe; il s’agit du célèbre «gun barrel». Fusion entre l’œil de la caméra et le canon d’un revolver celui-ci met le spectateur d’emblée dans la position du voyeur sadique, meurtrier potentiel de son idole, pour mieux le mettre à mort de la main de cette dernière. Toujours traqué, toujours sur le qui-vive, Bond est un homme-cible (des haines des autres hommes et des désirs des femmes), mais par la réactivité vertigineuse de ses réflexes il répond par une violence foudroyante à la violence qui le guette.

Un demi-siècle après The Great Train Robbery qui inaugurait la narrativité filmique par l’agression cinématographique au spectateur, celui-ci se retrouve à nouveau en position subjective de cible, et voit son sang littéralement dégouliner sur l’écran qui se brouille… Nous retrouvons là l’exposition d’un double instinct de mort (le nôtre, inavoué, face à celui de notre idole, qui seule a «la licence de tuer») qui rejoint celui-là même qui menace le Moi (celui du Ça, que notre regard incarne, et celui du Surmoi, que Bond représente). Nous sommes en quelque sorte punis de notre désir de voir/tuer, comme introduction dénégatrice au voyeurisme qui va suivre, dans un véritable rituel initiatique (nous entrons dans le royaume de Thanatos, en attendant le générique où survient le royaume d’Éros), où l’on retrouve toute l’ambivalence de l’identification spectatrice, soumise au masochisme du regard selon la célèbre théorie exposée par Laura Mulvey. Ainsi, il ne s’agit pas seulement d’illustrer l’univers mortifère dont Bond est l’esprit psychopompe, mais aussi la dynamique d’admiration et ressentiment qui anime le spectateur bondien, en pleine régression oedipienne selon l’analyse d’Antonini: comme l’enfant admire et envie, craint et respecte, aime et haït son père, nous aimons et détestons Bond.

Bond peut tuer; mais Bond doit tuer parce qu’il peut être tué (et son risque de mourir se charge, au niveau inconscient, de l’hostilité inconsciente du spectateur contre lui), selon la situation que Fornari dénomine projection paranoïaque: mors tua vita mea (…) Avant de vaincre Bond devra être torturé, véritablement touché par le plaisir sadique du spectateur. Après il peut, donc doit tuer: il sera justifié, il pourra se libérer:  mors tua vita mea. (ICB)

Or c’est précisément cet axiome qu’illustre le gun barrel, fascinant condensé métaphorique de dimensions consubstantielles à la figure de JB qu’il a contribué, par son schématisme, à mythifier à jamais.

Autre moment rituel de l’introduction bondienne, le prégénérique qui constitue un véritable film dans le film, ou plutôt d’un extrait d’un autre film possible (que le spectateur devra reconstituer dans sa tête) qui nous sert de prologue, à la façon des cliffhangers des serials d’antan, auxquels la saga bondienne doit par ailleurs tant de son dynamisme. S’ouvre ainsi la possibilité d’univers parallèles où ces histoires auraient lieu (comme c’est le cas, dans l’univers sherlockien, des «cas» dont Watson ne nous livre que les titres ou les résumés), créant une véritable expansion de l’univers bondien (pure luxuriance qui excède son propre récit, epos qui ne saurait être contenu dans le format conventionnel d’un film). Nous voyons à l’œuvre, de façon toujours spectaculaire, l’épreuve qualifiante du héros selon le schéma actanciel proppien; nous le retrouvons, ainsi de suite en action (il est, littéralement, «une force qui va»), en attendant l’épreuve glorifiante finale où l’on retrouvera, magnifiées, ces mêmes explosions inititales. Significativement il s’agit souvent d’une mise en scène de la (fausse) mort de JB, suggérant un cycle de renaissances plurielles qui ouvre sur le fantasme d’immortalité du mythe.

Vient le troisième mouvement de l’introduction, autre film dans le film qui n’est plus régi par les codes de la narrativité, mais par le pur spectacle, à la limite de l’expérimentalisme. R. Brownjohn fixa dans Goldfinger une esthétique marquée à la fois par le pop art alors triomphant, le op art et le body art des performances multimédiatiques du temps, mais sous la forme kitschifiée que l’on retrouvait dans le langage publicitaire de l`ère des «persuasion clandestine» dénoncée par Vance Packard dans son best-seller homonyme (1957). Par la suite les mêmes motifs feront retour au rythme des variations qui confirment, et consolident la logique sérielle de la saga: fusion explicite d’Éros et Thanatos, des armes à feu tirent des balles qui laissent dans leurs sillages des panaches de fumée, éjaculations mortifères qui viennent s’écraser sur les corps plus ou moins dénudés des bacchantes sensuelles qui mettent en valeur, dans une esthétique directement issue des spectacles de strip-tease d’après-guerre, leurs courbes ultra-féminines.

Nous entrons, de façon quasi-hypnotique (d’où les hantises de Packard sur le contenu subliminal des images), dans le royaume de Bond, où le sexe et la mort sont consubstantiellement liés, au-delà des différentes modes qui ont inévitablement reconfiguré l’esthétique des génériques, devenus par ailleurs une véritable archive de l’iconosphère occidentale des  cinq dernières décennies (la vogue du psychédélisme, la blaxploitation, les images de synthèse…). Seule exception, très significative, le puritanisme austère du cycle Craig: serait-ce parce que notre héros est doublement châtré, par la nouvelle M, Mère sévère qu’incarne Judie Dench (et par extension, par le regard post-féministe posé sur un héros si pitoyablement machiste), et par son embrigadement dans l’univers des hard bodies bushistes suite au traumatisme du 11 septembre?

Mais le générique ne saurait fonctionner sans le dernier élément sériel intrinsèquement cinématographique, la musique bondienne, qui est elle aussi un récit dans le récit, ajoutant une palette d’émotions à la représentation d’actions trépidantes: outre l’épopée sonore incarnée par le thème de Bond, c’est la sensualité morbide, la mélancolie d’un pur Sehnsucht romantique qui éclate dans bon nombre de hits immanquablement bondiens. Le thème lui-même est un véritable «mythe pour l’oreille» qui a fait de JB un mythe sonore à part entière et qui ponctue savamment les actions des films pour souligner leur caractère authentiquement bondien –que ce soit par un aspect particulièrement épique, incongru, gadgétisé ou encore épico-humoristique. Le motif musical auréole de gloire ces moments d’acmé narrative et sensorielle, purs moments d’éternité à jamais inscrits dans la geste bondienne.

Outre ces grands éléments qui constituent l’armature de la sérialité cinématographique du mythe, les films sont tout entier compris comme des formula shows. Ainsi, après le générique, il y a la scène, toute proppienne, du Mandat de la nouvelle Quête, où Bond retrouve M non sans avoir passer par le bureau de son éternelle secrétaire, Miss Monneypenny, admiratrice éperdue, mais quelque peu ironique, du héros qui fait semblant, tout aussi ironiquement, de la courtiser. Néanmoins sous les dehors de ce flirt platonique qui mêle fin’amor parodique et ludisme sensuel se dit l’opposition entre la vieille fille (sorte de mère séductrice) et la jeune bombe qu’est la JB Girl, mais aussi le rejet de la «responsabilité» par l’éternel adolescent qu’est JB, toujours en quête de l’éternelle jeunesse. Si le nom de la femme mûre est monétarisé est-ce pour dire son prosaïsme balzacien ou bien s’agirait-il d’une revanche fantasmatique de l’auteur contre sa légitime épouse, si fortunée?

Les exégètes de la saga ont beaucoup glosé sur la relation de filiation qui unit Bond et son chef, représentant du Mandat de l’État qui le constitue mythiquement en chevalier-espion. Ayant perdu ses parents très jeune, «JB stagnerait depuis dans un état psychique immature et préoeudipien, qui le conduirait à se ranger sous l’autorité de figures quíl ne veut ou ne peut contester: M et, à travers lui, Sa Majesté, la reine Élisabeth II» (Hache-Bissette, 80). D’où le tournant oedipien complexe avec la féminisation de M depuis GoldenEye, qui, sous des dehors de aggiornamento post-féministe, met en scène une mère cruelle, emblème de la «femme phallique» post-thatchérienne, dame de fer impitoyable, n’hésitant pas à sacrifier des innocents pour la sécurité de cette autre Mère sévère qu’est la Patrie. Surmoi distant et froid en qui s’incarnent la religion du Devoir, l’État, la Nation et la Méthode (qui fonctionne comme élément de Programmation en face de la tendance typique de Bond à se fier à l'improvisation), M est à la fois essentiel et doit, pour laisser le héros exister, disparaître du récit.

Vient ensuite l’inévitable visite au royaume des gadgets, ou, nouveau Merlin l’Enchanteur, siège Q, l’ éducateur de ce jeune chevalier espiègle qu’est Bond. Nous avons déjà analysé la fonction des gadgets dans la série, véritables objets transitionnels pour cet éternel enfant qu’est le héros (Q est aussi, après M, une figure paternelle) tout en contribuant à la dimension technologico-chevaleresque du mythe. Les gadgets de Q restent marqués par une double postulation, celle de la spectacularisation (ce sont eux qui permettront la purification par le feu des explosions finales) et celle de l’humorisme incongru (qu’elles héritent de leur créateur, pilier du «comic relief» dans la saga). Contrairement à l’efficacité pure des armes d’autres héros d’action, il y a ici toujours une dimension décalée de l’objet (Q est aussi un surréaliste qui s’ignore) qui se prêtera à tous les pastiches et parodies. Et si l’univers des gadgets permet à la saga filmique de faire preuve d’une grande inventivité formelle, il ouvre la porte à une de ses dérives possibles, celle de l’excès dans le gadgétisme (substitution de la finalité) ou le loufoque (hypertrophie des moyens).

Par la suite on retrouve presque invariablement le schéma dégagé par U. Eco pour l’ensemble des romans bondiens. Ainsi Bond y sera également

envoyé dans un endroit donné pour éventer un plan de type science-fiction, ourdi par un individu monstrueux d'origine incertaine, en tout cas pas Anglais, qui, utilisant une activité propre soit comme producteur soit comme chef d'une organisation, non seulement gagne énormément d'argent, mais fait le jeu des ennemis de l'Occident. En allant affronter cet être monstrueux, Bond rencontre une femme dominée par lui et la libère de son passé en établissant avec elle un rapport érotique, interrompu par la capture de Bond par le Méchant et par la torture qui lui est infligée. Mais Bond défait le Méchant qui meurt de façon horrible, puis il se repose de ses dures fatigues entre les bras de la femme, qu'il est toutefois destiné à perdre. (Eco, 90).

Ce canevas se décline au cinéma en une série de situations types privilégiées, comme la recherche du Contact, le plus souvent dans un non-lieu (M. Augé), typiquement l’aéroport, espace par excellence de l’homme mobile qu’est Bond. Le premier met celui-ci sur la piste du Grand Méchant, bien que le plus souvent on a d’abord affaire à l’auxiliaire du Méchant (moins fascinant que son Maître, il est néanmoins investi, on le verra, d’une part de sa monstruosité) et, par un effet d’oxymore entre la Belle et la Bête, la Bond Girl. Il y a souvent une première bagarre avec l’auxiliaire, au cours de laquelle Bond perd souvent connaissance. S’ensuit une ou plusieurs scènes de séduction avec une ou d’autres Bond Girl(s), qui appartiennent au camp de l’ennemi et qui sont promises à une exécution purificatrice. De la ludopatie de l’univers romanesque il reste au cinéma un intérêt certain pour les scènes de jeu, si essentielles à la mécanique même du mythe comme le démontra Eco. La série de voyages, au fil des différents indices, permet une série de courses-poursuite à la plus grande gloire de la mythologie automobile, devenue au cinéma un des moments-acmé de l’action sous l’influence de la grammaire du film policier.

On arrive enfin au repaire du Méchant, lequel invite très souvent, on le verra plus en détail, le héros à sa table. Véritable catabase, on plonge dans l’Enfer technocratique de ces bases souterraines où couve la menace sécularisée de l’Apocalypse. C’est symptomatiquement un des moments, selon Slavoj Zizek, où le capitalisme médiatique donne à voir  le processus de production (devenu projet de destruction):

What one should recall here is that the only place in Hollywood films where we see the production process in all its intensity is when James Bond penetrates the master-criminal's secret domain and locates there the site of intense labor (distilling and packaging the drugs, constructing a rocket that will destroy New York...). When the master-criminal, after capturing Bond, usually takes him on a tour of his illegal factory, is this not the closest Hollywood comes to the socialist-realist proud presentation of the production in a factory? And the function of Bond's intervention, of course, is to explode in firecraks this site of production, allowing us to return to the daily semblance of our existence in a world with the "disappearing working class." Is it not that, in the exploding WTC towers, this violence directed at the threatening Outside turned back at us? (“Welcome To The Desert Of The Real”)

Cinématographique, le suspense prend souvent la forme d’un compte à rebours angoissant, mettant aux prises le héros et le Temps, mais aussi le Destin de la Création. Au milieu d’une grande mêlée qui signe le pacte entre le Héros solitaire et la collectivité de son clan (c’est là qu’intervient notamment son faire-valoir américain, l’agent de la CIA Felix Leiter), Bond va affronter et exterminer, spectaculairement, le Méchant. Après ce travail de purification, qui trouve dans le feu son image privilégiée, mais convoque d’autres figures du désastre pour rayer à jamais la mémoire de l’hybris mégalomaniaque du Méchant, le Guerrier reposera enfin entre les bras de l’Élue, celle qui auparavant avait su ne pas se donner à lui et qui, pure récompense, permet un illusoire happy end avant que l’on retrouve, deux ans plus tard, le héros à nouveau solitaire jeté (au sens de la Geworfenheit heideggerienne) encore une fois au milieu d’un nouveau péril. Prégénérique auquel suivra, on le sait, le générique des armes et des corps nus, suivi de la visite à M, et cætera, et cætera, pour les siècles des siècles.

 

Bibliographie citée

Boileau-Narcejac, Une machine à lire: le roman policier, Paris, Denoël, 1975

G. Bouchard «Le roman d’espionnage» Études littéraires, vol. 7, n° 1, 1974, p. 23-60.

E. P. Comentale, Ian Fleming and James BondThe Cultural Politics of 007, Indiana University Press, 2005

U. Eco,  'James Bond: une combinatoire narrative', L'analyse stucturale du recit,  Communication 8, Paris: Seuil, 1966

U. Eco et al, Il Caso Bond, Bompiani, Milan, 1965, édition électronique Proceso a James Bond 

F. Hache-Bissette  et al, James Bond, Figure mythique, Paris, Autrement, 2008

F. Hache-Bissette  et al, James Bond, (2)007, Anatomie d’un mythe populaire, Paris, Belin, 2007

F. Lacassin et J. Raabe, La Bibliothèque idéale des littératures d'évasion, Paris, Éditions universitaires, 1969,

V. Morin, "James Bond Connery: un mobile" Communication 6, Paris: Seuil, 1965

E. Neveu, L'idéologie dans le roman d'espionnage, Paris, Sciences Po, 1985

S. Zizek, "Welcome To The Desert Of The Real" sur http://www.theglobalsite.ac.uk/times/109zizek.htm