Approche polyphonique de quatre prestations enregistrées de DJ contemporains: un parcours postcolonial

Approche polyphonique de quatre prestations enregistrées de DJ contemporains: un parcours postcolonial

Soumis par Stéphane Girard le 27/02/2020

 

La valeur d’une méthode tient –cela relève, bien évidemment, du truisme– dans son potentiel de reproduction. Avec l’ouvrage Poétique du mixtape (Ta Mère, 2018), j’ai tâché de mettre en place un appareillage notionnel permettant de rendre compte du travail des DJ dans une perspective fondamentalement structuraliste, c’est-à-dire descriptive: il reste maintenant à en disséminer les principes, question de tester à la fois l’efficacité de cette même méthode, ainsi que ses éventuelles limites.

Dans le cadre d’un séminaire interdisciplinaire intitulé «Danser pour… danser ? À quoi servent la musique et la fête techno» offert à l’automne 2019 à l’Université de Hearst, j’ai justement eu l’occasion de présenter ces réflexions de nature sémiologique sur l’art du deejaying à des étudiant·e·s qui ont été par la suite invité·e·s à les mettre à leur tour en application. Pour ce faire, quatre prestations datées de 2019 et enregistrées pour la série «Mix-en-stock» (https://soundcloud.com/mix-en-stock) ont été analysées. Le texte qui suit se veut une succincte synthèse des principales trouvailles du groupe au sujet de ces mixtapes. Question d’assurer l’intelligibilité d’une telle proposition nécessairement polyphonique, j’ai choisi d’adopter, à titre de professeur, une posture impliquant à la fois la relecture, la co-recherche, l’audition et l’édition, soit un travail semblable, en fait, à celui des DJ: j’ai sélectionné les passages clés de chacun des travaux étudiants et les ai combinés en cet assemblage que nous –soit Nakita Abernot, Marie Madeleine Diatta, Louka Kampela, Sabrina Lamontagne, Cynthia Plourde, Philippe Pouliot, Omar Senghor, Éric Tremblay et moi-même– donnons maintenant à lire.

En bref, ce qui ressort de cet effort collectif de réflexion au processus résolument innovateur, c’est une nette préoccupation pour les questions d’identité auctoriale telles que transigées par les prestations de DJ étudiées. Plus spécifiquement, je constate que les séminaristes ont porté une attention particulière à la manière dont les mixtapes qu’ils et elles ont appréhendés illustrent une certaine «tension» entre identité blanche (qui domine, comme on le soulignera, tout un pan de la musique électronique occidentale contemporaine) et identité racisée. Par le fait même, c’est un parcours ultimement postcolonial que mes éléments pour une poétique des mixtapes auront permis, dans le cadre précis de cet exercice, de faire émerger, conclusions que les quelques «écoutes» qui suivent se plaisent à étayer.

Pour entamer cette réflexion, commençons avec la dissection du mixtape intitulé «Mix-en-stock 009», une prestation de janvier 2019 enregistrée par Imre Kiss, DJ et producteur originaire de Budapest, en Hongrie. D’emblée, ce dernier présente une sélection à l’identité temporelle très «tendance» puisque toutes les chansons sélectionnées ont été commercialisées en 2017 et 2018. La pièce «Der Prophet» de Rolf Trostel a peut-être bien été produite initialement en 1982, mais Kiss choisit d’inclure ici la version remixée en 2018 par Edward (pseudonyme de Gilles Aiken); phénomène identique avec «Stop-Watch» de Hypnotic Samba, chanson de 1984 «éditée» par Kiss lui-même, toujours en 2018. On peut conséquemment affirmer que la temporalité proposée par la sélection du DJ hongrois s’avère très contemporaine, mais que cette contemporanéité semble aller de pair avec une nette homogénéité sur le plan auctorial.

En effet, on remarque que la musique déployée là a été produite exclusivement par des hommes cisgenres d’une part, et que ces derniers (nonobstant l’inclusion du producteur japonais Kuniyuki) semblent tous d’origines caucasiennes d’autre part. Ce constat serait en réalité typique d’un certain état du clubbing contemporain, surtout lorsqu’il est question d’EDM (Electronic Dance Music), ce dont s’avise d’ailleurs la journaliste Katie Bain dans un récent article pour le magazine Billboard pertinemment intitulé «Gay Black Men Helped Create EDM. Why Do Straight White Men Dominate It?»:

Walk into a Las Vegas club today, and you’ll hear music ― mainly, what’s known as EDM ― that draws on this earlier sound. Like the blues and other genres before it, it is music forged by a marginalized community that is now dominated by the heteronormative mainstream, with straight, white, cisgender men populating label boardrooms and festival lineups. While underground LGBTQ-oriented clubs continue trendsetting in major cities, in the most visible and lucrative incarnations of the scene they created, gay and black artists are in the minority (Bain, 2018).

À cet égard, il appert assez surprenant (du moins aux premiers abords) de réaliser que même un artiste plus underground comme Imre Kiss participe à cette tendance, lui qui n’a pourtant absolument rien à voir avec les formes dominantes et commerciales de musique électronique. Il suffit pour s’en convaincre de prendre connaissance des pièces originales qu’il a produites ces dernières années (voir notamment l’album Midnight Wave paru en 2015 sur Lobster Theremin et résolument plus proche de l’IDM [Intelligent Dance Music] que de l’EDM), ou les artistes electro puristes (Norwell, Datawave, AIWA) qu’il plébiscite via CRISIS, son étiquette de disque personnelle. Cela dit, l’approche poético-sémiotique privilégiée ici pour «encadrer» l’écoute et l’interprétation subséquente de «Mix-en-stock 009», alors que les traits identitaires auctoriaux qui se terrent derrière chacune des pièces musicales choisies par le DJ sont patiemment relevés, attesterait –en ce qui concerne la question des identités temporelle et raciale, à tout le moins– de cette tendancieuse marginalisation décrite ci-haut par Bain.

Un phénomène semblable se produit lorsque l’on se penche sur le «Mix-en-stock 005» d’Antoni Maiovvi, l’un des nombreux alias du Britannique Anton Maiof. Dans le cadre de cet enregistrement mis en ligne initialement à la toute fin de 2018, le DJ projette un «méta-soi» (c’est-à-dire une identité de synthèse faite de toutes les pièces musicales sélectionnées et combinées à même le mix: voir Girard, 2018, p. 27-28) tout aussi homogène sur le plan auctorial que celui de Kiss, les chansons que Maiovvi privilégie étant en effet toutes produites par des artistes masculins blancs cisgenres. Aussi, on remarque que le DJ opte systématiquement pour des productions émanant de divers pays d’Europe (Suède, Royaume-Uni, Espagne, Pays-Bas, etc.), donc le méta-soi spatial conséquemment engendré reste à son tour uniforme, car éminemment eurocentrique.

À ce sujet, on se doit néanmoins d’admettre qu’une telle représentation sonore cadre parfaitement avec l’identité liée au sous-genre de l’Italo disco dont Maiovvi se revendique souvent à titre de créateur: voir entre autres les musiques de film qu’il commercialise depuis 2012 via son label Giallo Disco, qui en sont fortement inspirées, mais aussi deux mixtapes datés de l’automne 2019 (voir https://soundcloud.com/disco-frisco/10-years-disco-frisco-mix-antoni-maiovvi-death-waltz-bordello-a-parigi et https://soundcloud.com/italo_moderni/im-16-mix-antoni-maiovvi-happy-xmas) qui actualisent une sélection lui étant entièrement consacrée. Sur le plan générique, il n’est donc pas étonnant que «Mix-en-stock 005» en porte la trace : pensons à l’inclusion d’un autre authentique morceau de 1984 de Hypnotic Samba et qui relève de ce sous-genre, mais aussi à celle de producteurs européens chez qui l’influence de cette version bien «blanche» du disco (pratiquement créée ex nihilo par le «I Feel Love» de Donna Summer et Giorgio Moroder en 1977) est avérée (Mario Moretti, Younger Than Me, Hysteric, Robert Parker, etc.).

Sinon, les chansons que Maiovvi a choisies demeurent somme toute assez récentes: leur date de commercialisation se situe en effet entre 2009 et 2018, sauf pour «Return To The Source» de Psychick Warriors Ov Gaia, qui est sortie en 1989 et qui autorise pour le DJ un momentané «retour aux sources» du genre électronique européen. Psychick Warriors Ov Gaia sont en effet d’origines néerlandaises et ont participé à la légitimation de la scène rave au début des années 1990, dont on peut croire qu’elle fut elle aussi formatrice pour Maiovvi. Au même titre que pour l’enregistrement de Kiss, on peut conséquemment affirmer que la sélection musicale déployée sur «Mix-en-stock 005» parait représentative (et ce, même si elle ratisse un peu plus large du point de vue temporel) de ce qui se fait dans l’underground électronique en 2019 en Europe. En termes linguistiques, on se doit d’ailleurs de souligner que les quelques syntagmes vocaux que l’on peut entendre dans le cadre du mixtape insistent sur cette idée d’homogénéité abordée plus haut : cela est clairement perceptible sur le plan énonciatif avec la pièce «Rush» de Mario Moretti, où l’infatigable répétition du mot «rush» n’en vient qu’à référer à elle-même, mais c’est surtout l’énoncé «I see your face in the mirror» entonné une dizaine de fois sur «In The Mirror» d’Enmetertre qui insiste avec le plus de clarté sur ce monolithisme identitaire. En effet, le miroir ne se veut-il pas la figure par excellence de la répétition de soi, incarnation ici linguistique de cette «mêmeté» que nous entrevoyons d’un point de vue racial et générique partout ailleurs ?

En somme, Kiss et Maiovvi semblent propager, avec leur mixtape respectif, certaines inégalités propres au «blanchiment» qui a accompagné l’évolution de la musique dance après qu’elle ait quitté ses berceaux de New York (disco), Chicago (house) et Détroit (techno) pour se déployer en Europe tout au long des années 1980. Ils le font fort probablement à leur insu, bien évidemment: cela n’est d’ailleurs pas un reproche, mais uniquement un constat. Du reste, aucun·e DJ n’est tenu·e d’assurer une «représentativité» absolue de tous les possibles identitaires à même ses prestations musicales, et l’on ne peut tenir rigueur aux artistes du Vieux Continent d’être qui ils et elles sont sur les plans générique, racial ou linguistique, par exemple. Cela dit, il demeure toute même significatif que le méta-soi qui émane des deux enregistrements ici analysés (et ce, même s’ils relèvent d’artistes rattachés, rappelons-le, à un certain underground) reflètent de manière surprenante à leur tour ces tendances «marginalisantes» qui semblent partout ailleurs rampantes dans le mainstream, où les gardiens du goût (ceux qu’on appelle aussi les «gatekeepers») continueraient d’être… des hommes blancs occidentaux:

Anyone who stands in the crowd […] at Ultra will see the beauty of the rave generation audience. It reflects the diversity millennials are accustomed to: multicultural, multilingual, not merely tolerant but accepting of non-straight sexualities, and increasingly vigilant on issues of gender equality. Statistics consistently show that the EDM audience is pretty much evenly split between men and women, and the Ultra crowd is likely to show that to be true. Dance music’s growth from the early days of Dave Mancuso’s Loft parties and Frankie playing at the Warehouse has meant that more people are in the club than ever. It would be nice if the people at the top of this one-time counter culture weren’t only the straight white guys who rule the rest of the world too (McCarthy, 2015)

Cela dit, la même méthode tirée de Poétique du mixtape et appliquée à une prestation d’un DJ cette fois racisé permet de nuancer de tels propos, comme nous allons maintenant le remarquer avec le cas de Sunny Seppä, aussi connu en tant que Sansibar.

Sur «Mix-en-stock 007», prestation datée de février 2019 du DJ et producteur finlandais, on constate derechef que toutes les pièces musicales choisies ont été composées par des hommes de race blanche, conformément à cette propension de la musique house européenne. Par contre, l’inclusion à même le mixtape de deux morceaux inédits produits par Sansibar lui-même («Horizon» et «Saw Flash») témoigne néanmoins d’un subtil métissage sur le plan auctorial, puisque ce dernier est de descendance africaine (et son pseudonyme, du reste, ne va pas sans évoquer l’archipel de Zanzibar sur la côte Est de la Tanzanie). Par ce geste autoréflexif, le DJ signe sa prestation de sa présence –c’est-à-dire d’un trait identitaire ici racisé– et la rattache par le fait même à une certaine tradition, soit celle de Chicago et de Détroit, où les musiques house, techno et electro ont été inventées par des artistes afro-américains. Cette identité de Sansibar est d’autant plus singulière en contexte précisément scandinave (pour s’en convaincre, il suffit de regarder le documentaire Northern Disco Light. The Birth of Norwegian Dance Music [Davis, 2016], où l’on nous présente la scène house dans toute sa festive gloire ainsi que dans toute sa… «blancheur»). Autrement dit, on peut soutenir que le méta-soi auctorial qui émerge de la pratique de Sansibar se révèle être, avec «Mix-en-stock 007» à tout le moins, subrepticement métissé.

Sur le plan spatial, on conviendra, certes, que ce méta-soi reste très européen (pièces produites ou commercialisées au Royaume-Uni, aux Pays-Bas ou en Espagne, notamment), au même titre que les prestations de Kiss et de Maiovvi appréhendées ci-haut. Plus précisément, Sansibar fait preuve d’un net attachement envers l’Allemagne, d’où proviennent six des chansons sélectionnées. De la sorte, l’artiste relie sa pratique du deejaying à la scène techno allemande, plus «légitime» (car plus familière et plus populaire) que la finlandaise. D’ailleurs, la ville de Helsinki (là où le mix a été enregistré par notre DJ) se situe dans une région géographique plutôt isolée en ce qui a trait aux scènes européennes du clubbing. À ce sujet, un article récent de la revue Mixmag consacré justement au nightlife finlandais (voir Jones, 2018) le compare d’ailleurs à ceux d’Amsterdam ou de Stockholm (et non à celui des capitales de l’hédonisme que demeurent Berlin, bien évidemment, mais aussi Paris, Londres, Barcelone, Ibiza et Moscou); néanmoins, l’un des artistes clés de cette même scène helsinkienne pour le moins marginale qui y est interviewé est justement Sansibar. De la sorte, son art se bonifie d’une claire reconnaissance institutionnelle, puisque l’on présente le DJ dans les médias spécialisés comme un pilier de la musique électronique expressément locale, aussi excentrée soit-elle.

D’ailleurs, si l’on se penche sur la question de l’identité linguistique (soit le titre des chansons présentes sur le mixtape de même que les paroles que l’on peut parfois y entendre) étalée par notre DJ, on se rend aisément compte que les sèmes de la solitude et de l’«unicité» en hantent le lexique : un titre comme «Monolith» (qui revient d’ailleurs à deux reprises pour les pièces de Bitstream et de Reptant: c’est dire sa prégnance) renvoie à l’idée d’un bloc unique, tandis que les expressions «Lonely Journey» ou «Biometric Id» évoquent toutes deux le principe d’une identité absolument singulière. En bref, Sansibar projette aussi en termes linguistiques un méta-soi relié à une franche individualité qui insiste sur son idiosyncrasie scandinave résolument altérée.

Le dernier mixtape à l’étude, soit «Mix-en-stock 010» de l’Américain Spencer Miles, se révèle quant à lui être le plus complexe en ce qui a trait à la mise en scène d’un méta-soi auctorial plus ouvertement hydride en termes d’identité raciale (et ce, même si Miles lui-même est un artiste caucasien, tout comme la plupart des producteurs dont il sélectionne la musique). Diffusé au printemps 2019, cet enregistrement se caractérise certes par sa temporalité plus éclatée (pièces contemporaines liées à d’autres de 1982, 1983, 1993 et 2008) et, surtout, par la présence de morceaux de Letta Mbulu, chanteuse originaire d’Afrique du Sud, et de Jonathan Kusuma, aux origines cette fois indonésiennes. Entrelacées avec quelques productions inédites (toutes intitulées « Unreleased ») de Miles et placées stratégiquement en position somme toute introductive et conclusive du mixtape sur le plan syntagmatique, ces deux chansons de Mbulu et de Kusuma permettent en fait à Miles non seulement d’offrir avec cette prestation un méta-soi plus ouvertement racisé (du moins comparativement aux trois autres dont nous avons tenu compte), mais elles prédisposent aussi à une interprétation que l’on pourrait même qualifier de postcoloniale (ne serait-ce que parce que l’Afrique du Sud et l’Indonésie sont deux anciennes colonies de diverses nations européennes, plus notablement les Pays-Bas et l’Angleterre dans les deux cas)[fn]Par «postcolonialisme», on entendra tout simplement pour les besoins de la présente réflexion une construction et une représentation des subjectivités, des savoirs et des valeurs qui sortent de la stricte perspective eurocentrique (occidentale, blanche et patriarcale), «cette pensée insist[ant] sur le fait que l’identité s’origine dans la multiplicité et la dispersion; que le renvoi à soi n’est possible que dans l’entre-deux, dans l’interstice entre la marque et la démarque, dans la co-constitution» (Mbembe, 2006; l’auteur souligne).[/fn].

La prestation de Miles s’ouvre sur un exergue introductif «new age» de Chris Spheeris & Paul Voudouris (la pièce «Passage») suivi d’un morceau inédit de Miles lui-même qui, même s’il ne va pas sans conjurer la sérénité d’un Vangelis, par exemple, laisse entendre quelques expressions (bien que robotiques, étouffées et pratiquement indéchiffrables) comme «festering» (dégradation au fil du temps) et «frustrating world» (monde ou univers frustrant, décevant) qui tranchent nettement avec l’humeur allègre de la pièce, comme si l’on ne pouvait pas vraiment en jouir en toute innocence. Suit «Normalizo» de Mbulu, une pièce datant de 1983 que le DJ enchaîne avec un léger accrochage (à 15 min., 8 sec.) dans la synchronisation des tempos, comme pour en signaler l’arrivée et la particularité, tel un grain de sable dans le dispositif festif. Ici aussi, sur le plan linguistique, les thèmes abordés ne sont pas des plus euphoriques, alors que «Normalizo» évoque –nous sommes, inutile de le rappeler, en plein cœur de l’Apartheid, bien que Mbulu elle-même ait émigré aux États-Unis en 1965– une forme de ségrégation sociale et économique que l’artiste résume en ces termes:

Nomalizo is the name of a girl, a young woman who comes from the countryside to the city of Johannesburg, and she was looking for work […]. She knocked on all kinds of doors trying to find work, and the response was very negative. They would just slam the door in her face (Mbulu citée par Stuffco, 2015).

En plus de mettre en scène cette ségrégation apparemment typique de la vie sud-africaine en contexte citadin de l’époque, les paroles de «Normalizo» suggèrent également une certaine mélancolie, voire une nostalgie pour une époque disons plus harmonieuse et bucolique désormais révolue : «There was a time when this whole life was a village/Happy days, loving eyes, kiss the sun and catch the sky/Walk together, eat together, every man a brother/That was then/So very different from the golden city/Where life is tricky/Give me back that old time feeling/Give it back, I want it back.» C’est en ce sens que l’on peut à nouveau dire que la fête ne peut pas avoir lieu ici en bonne conscience, comme si le choix de Miles d’inclure cette pièce dans le cadre de son mixtape rappelait les origines afro-américaines de la musique house pourtant évincées (ou à tout le moins forcloses) dans nos autres mixtapes.

Dans le refrain chanté en zoulou, en revanche, on note cette fois la mention d’une salvatrice forme d’espérance: «Nomalizo mtakwethu bathi kulikhuni kule lizwe/Nomalizo akuni mvul’ aphekhaya/Nomalizo mtakwethu, bathi kuyobuya kulunge/Bawo kuzawubuye kulunge mtakwethu» (approximative traduction, courtoisie de Google Traduction: «Normalizo, mon frère dit que c’est dur dans ce pays/Normalizo, pas de pluie pour toi/Normalizo, mon frère a dit que ce serait bien/Père, ce sera bien à nouveau mon frère»). Ici, le passage du présent au futur en vient même à faire de la chanson un hymne subrepticement utopique invitant à la célébration collective, voire à la réconciliation des différences. Du reste, on remarque que Miles opte pour une version de la pièce retravaillée par le producteur japonais KZA en 2012: en plus de rendre «Normalizo» plus contemporaine et dansante, cette variante permet dès lors de tisser des liens inédits entre cultures sud-africaines, américaines (Miles opère à partir de Portland, en Oregon) et nippones, désormais télescopées et soudées en une œuvre aux origines auctoriales et raciales résolument multiples.

Ces connotations sont en quelque sorte reproduites avec les titres «I Want to Be a Pilot» de Jonathan Kusuma et «Big Skies» de Jinjé, les deux morceaux qui suivent «Normalizo» et qui invitent pour l’essentiel à une ouverture de ses horizons. Sinon, tel que relevé plus tôt, Kusuma opère lui-même en contexte postcolonial à partir de Jakarta, en Indonésie, ce qui le place définitivement en marge des traditions occidentales liées à la culture du clubbing. Même que Miles choisit de lui «donner la parole» deux fois plutôt qu’une, puisqu’on le retrouve à nouveau en finale de mixtape sous le pseudonyme de Beat Less. En fait, sa pièce «Not Because» propose une relecture du classique de 1969 «Because» de The Beatles qui s’étire lestement sur près de huit minutes (ce qui en fait l’unité la plus longue du mixtape) et que Kosuma s’amuse à rendre plus entraînant avec son «edit», certes, mais qu’il tâche aussi de visiblement contrarier (intentions dont témoignent, au demeurant, les inversions The Beatles/Beat Less et «Because»/«Not Because»). Les seules paroles de la version originale que Kosuma a conservées et que chantent John Lennon, Paul McCartney et Georges Harrison en harmonie –«Because the world is round it turns me on/Because the wind is high it blows my mind»– témoignent elles-mêmes de connotations masculines, caucasiennes, impérialistes et hégémoniques, alors que les «rondeurs» du monde deviennent surfaces à conquérir (que cette conquête soit de nature coloniale ou sexuelle) en toute euphorie.

Au final, la mainmise sur un classique de la musique pop blanche occidentale que Kosuma se permet là demeure marginale, dans la mesure où elle n’a pas connu de commercialisation officielle: on ne peut se procurer cette version officieuse que via son compte personnel sur Bandcamp (https://jonathankusumamusic.bandcamp.com/track/not-because-kusuma-edit). Cela dit, elle reproduit tout même en la vidant de son sens la tendance imitatrice de The Beatles, qui s’inspiraient eux-mêmes librement sur «Because» de la canonique «Sonate au clair de lune» de Beethoven dont les notes auraient été jouées à l’envers (voir Turner, 1999). Surtout, on se souviendra également que le quatuor était (tristement) reconnu pour ses allègres emprunts aux artistes de blues afro-américains qui les avaient influencés (à titre de rappel, voir notamment Edwards, 2015 et Schaal, 2019). En choisissant pour ainsi dire de clore «Mix-en-stock 010» sur cette réappropriation, Miles propose un méta-soi qui donne plus ostentatoirement à entendre –du moins si on le compare à ceux de Imre Kiss, d’Antoni Maiovvi et (dans une certaine mesure) de Sansibar– les marges auctoriales racisées que l’on trouve aux fondements des musiques disco, house et techno, mais que les formes dominantes de cette culture (où règnent toujours, si l’on se fie au palmarès de décembre 2019 d’Apple Music, les hommes cisgenres blancs comme Diplo, Martin Solveig, The Chainsmokers, David Guetta, Skrillex, deadmau5, R3HAB, Martin Garrix, Jonas Blue, Tiësto, Madeon, Lane 8 ou Julian Jordan) tendent à faire oublier, voire à ostraciser. Ce faisant, on constate que les éléments de méthode présentés dans Poétique du mixtape permettent de dépasser une simple appréciation esthétique desdits mixtapes pour en proposer une considération sémiotique permettant d’y révéler du sens, ici plus spécifiquement engagé et postcolonial, là où leur désinvolte écoute sur une plateforme de streaming telle SoundCloud donnerait généralement accès à une plaisante mais fugitive effervescence.

 

Les étudiant·e·s suivant·e·s ont participé à l’élaboration de la réflexion synthétisée dans cet article : Nakita Abernot, Marie Madeleine Diatta, Louka Kampela, Sabrina Lamontagne, Cynthia Plourde, Philippe Pouliot, Omar Senghor et Éric Tremblay.

 

Bibliographie

Bain, Katie. (2018) «Gay Black Men Helped Create EDM. Why Do Straight White Men Dominate It?», Billboard, 15 juin. Repéré à l’adresse suivante:  https://www.billboard.com/articles/news/pride/8460757/gay-black-men-edm-influence-history.

Davis, Ben. (2016) Northern Disco Light. The Birth of Norwegian Dance Music, documentaire, 74 minutes, https://www.redbull.com/int-en/films/northern-disco-lights.

Edwards, Gavin. (2015) «Beatles’ 5 Boldest Rip-Offs», Rolling Stone, 23 décembre. Repéré à l’adresse suivante: https://www.rollingstone.com/music/music-news/beatles-5-boldest-rip-offs-54145.  

Girard, Stéphane. (2018) Poétique du mixtape, Montréal: Ta Mère, coll. «Pop-en-stock».

Jones, Shanna. (2018) «Flow Festival Throws Together Dance Music’s Finest With The Best of Finland’s Own Talents», Mixmag, 18 octobre. Repéré à l’adresse suivante: https://mixmag.net/feature/flow-festival-throws-together-dance-musics-finest-with-the-best-of-finlands-own-talent.

Mbembe, Achille. (2006) «Qu’est-ce que la pensée postcoloniale? Entretien», Esprit, décembre, no 330. Repéré à l’adresse suivante: https://esprit.presse.fr/article/achille-mbembe/qu-est-ce-que-la-pensee-postcoloniale-entretien-13807.

McCarthy, Zel. (2015) «EDM Doesn’t Have a Women Problem, It Has a Straight White Guy Problem», Noisey, 24 mars. Repéré à l’adresse suivante: https://www.vice.com/en_ca/article/gvnpa3/edm-doesnt-have-a-women-problem-it-has-a-straight-white-guy-problem.

Schaal, Eric. (2019) «Why Were The Beatles Accused of Plagiarism So Often?», Showbiz Cheat Sheet, rubrique «Entertainment», 18 février. Repéré à l’adresse suivante: https://www.cheatsheet.com/entertainment/why-were-the-beatles-accused-of-plagiarism-so-often.html.

Stuffco, Jered. (2015) «Letta Mbulu’s In the Music... How apartheid, exile and America helped shape a classic LP», Red Bull Music Academy, rubrique «Daily», 11 juin. Repéré à l’adresse suivante: https://daily.redbullmusicacademy.com/2015/06/letta-mbulu-feature.

Turner, Steve. (1999) L’intégrale Beatles: les secrets de toutes leurs chansons, Paris:  Hors Collection, collection «Intégrale».