Érotique de Star Wars (1): du refoulement au golden bikini

Érotique de Star Wars (1): du refoulement au golden bikini

Soumis par Antonio Dominguez Leiva le 25/01/2016

 

Une seule journée aura suffi, après la sortie du tant attendu épisode 7 de la saga Star Wars, pour que les ventes DVD de la plus célèbre parodie porno de cette dernière, Star Wars XXX (2012), augmentent de façon spectaculaire de 500% ainsi que les recherches thématiques sur PornHub ayant trait à l’univers intergalactique créé par George Lucas (1854%). Le producteur Axel Braun a par ailleurs annoncé la suite de sa réécriture désinvolte de la trilogie originale avec Empire Strikes Back XXX tandis que le jour de Noël gratifia les utilisateurs de Men.com avec le premier opus d’une quadrilogie spécifiquement gay revisitant à son tour la mythologie «warsienne». C’est dire le profond attrait fétichiste de cette franchise qui a, la première, su entièrement s’adapter au fétichisme de la marchandise élevé au carré qu’incarne le merchandising geek. Fétichisme d’autant plus surprenant qu’il contraste a priori avec l’étonnante chasteté de la saga face au cinéma du Nouvel Hollywood et la SF de la New Wave définie justement par l’impact de la «sextrapolation», qui lui sont contemporains1. La saga témoigne en fait d’une véritable «révolution conservatrice» in the making, et ce, à des multiples niveaux: le retour aux valeurs fondatrices de l’Amérique (rejouant la rébellion et la guerre de l’Indépendance à l’égard de la métropole... revenue sous forme de fantasme d’Empire totalitaire soviétique) contestées par les années de la contre-culture et le retour aux vieilles formules éculées du space opera contre lesquelles les écrivains de SF se battaient depuis l’époque du magazine Galaxy2...

Retour aux vieilles valeurs et retour aux vieilles formules constituent donc l’essence du renouveau industriel que Hollywood cherchait désespérément après les expérimentations de la génération contre-culturelle (symptomatiquement c’est le fiasco du western crépusculaire de Michael Cimino, Heaven’s Gate, qui signe en 1980 la fin de cette période contestataire). Et toutes deux s’incarnent dans un profond "containment" de la sexualité, incarnée ici par le retour aux théories du fondateur même du label "science-fiction", Hugo Gernsback, qui écrivait dans un célèbre éditorial: «Wise parents, too, let their children read this type of story because they know that it keeps them abreast of the times, educates them, and supplants the vicious and debasing sex story. Science wonder stories are clean, clean from beginning to end. They stimulate only one thing—imagination3». Cette tradition fondatrice allait se perpétuer dans la "virginité des astronautes" cinématographiques, selon le terme choisi par Vivian Sobchack dans son étude des films de SF "über-straight" des "fifties" (1985): «More than any other American film genre, SF denies human eroticism and libido a traditional narrative representation and expression. Sex and the SF film is, therefore, a negative topic (...) It surrounds a purposeful -if unconscious- repression (…). The nature and function of human heterosexuality are either muted or transformed. (...) SF films are full of sexually empty relations and empty of sexually full ones. In concert with this narrative de-emphasis on human sexuality and women, biological sexual functions -intercourse and reproduction- are avoided in their human manifestations and, instead, displaced onto mutant and alien life forms and into technological activity” (1990, 103-105).

Le retour à cette tradition de refoulement extrême ne pouvait que séduire ceux qui voulaient en finir avec la révolution sexuelle, source de tous les maux dont souffrait l’Amérique (la sortie du premier Star Wars eut lieu, pour mémoire, l’année où Ronald Reagan propose une véritable refonte idéologique du parti républicain dans son discours à la CPAC). Mais, comme le montrait justement Sobchack dans son analyse freudienne, la structure surmoïque du genre ne pouvait que provoquer un inévitable retour de refoulé ; dans les deux premiers volets c’est surtout un déplacement vers l’érotisation de la vitesse, la violence et la machine qui se produit: «the repressed sexuality often emerges as violence: all those flashing lightsabers! All those rocketships penetrating deep into the Death Star! All those orgasmic explosions», écrit Andrew Gordon (1986, 196), annonçant la parodie burlesque qu’en fera Mel Brooks dans Spaceballs (1987), au titre explicite. Jonathan Rosebaum, quant à lui, ira jusqu’à accuser la série de «désérotiser le sexe pour érotiser la mort» dans son article «The Solitary Pleasures of Star Wars» (1977)4. À l’autre bout du spectre, l’érotisation détournée de la machine trouve peut-être sa figure la plus étonnante dans le rapport des robots, qu’une certaine critique analysa en termes homosexuels5.

À force de refoulement l’univers virginal des étoiles se pare de perversité, tournant obsessionnellement autour de l’interdit fondateur de l’inceste et l’hostilité œdipienne face au Père qui en résulte. Cette hostilité est projetée sur une figure fantasmatique de «Mauvais Père» -Dark Father- tyrannique et ogresque, à la forme on ne peut plus phallique, incarnation d’un Empire maléfique et tout-puissant contre lequel le fils élu se révolte. Cette rébellion provoque, significativement, une véritable angoisse de castration: «The entire saga is drenched in castration anxiety, which is constantly being aroused only to be allayed”, note Gordon. “This anxiety takes many forms: fear of being swallowed up or dismembered , of being suffocated or strangled, and of falling” (1986, 202). D’où le cortège de bras coupés (motif que la «Prélogie» réitère, reconduisant la même angoisse), les menaces multiples de dévoration et la vagina dentata du Sarlacc.

Mais il existe aussi dans la tradition science-fictionnelle un autre type de défoulement plus explicite,  phénomène que l’on constate dès la naissance des pulps, malgré la volonté castratrice de Gersnback (éditeur par ailleurs de Sexology la première publication dévolue à cette discipline qui constitue en fait un véritable florilège de toutes les psychopathologies non seulement existantes mais imaginable…). D’où la schizophrénie des pulps de SF jusqu’à l’Âge d’Or et au-delà, juxtaposant l’érotisme échevelé des images aguichantes, voire franchement transgressives, des couvertures (marketing oblige — et l’on sait comment, depuis Edward Bernays, celui-ci s’inspira de la métapsychologie freudienne—) et le silence des textes très policés qu’elles sont censées illustrer.

Il aura fallu attendre le troisième volet de la trilogie originale de Lucas, sorti en pleine réaction reaganienne, pour que la sexualité fasse une brève, et controversée, apparition. Nous parlons, bien évidemment, de la célèbre scène d’esclavage sexuel où Leia Organa (nom quelque peu prédestiné) subit les outrages (dont un peu ragoûtant léchage facial) du monstrueux Jabba the Hutt. «Leia, excitante au possible, asservie à Jabba The Hutt, la minceur de son bikini doré laissant subtilement entrevoir ses charmes», écrit «McLovin» dans «Leia,, Jabba et le golden bikini, fantasme de notre enfance»; «Attachée à une chaîne comme un vulgaire wookie galérien, Leia n’a plus rien de cette femme infantile qui se chamaillait avec Han Solo. Elle scrute le vide, nous scrutons le reste. (…) Car à travers cette scène du Retour du Jedi, [Lucas] nous fait pénétrer en un seul plan dans le Donjon SM, le premier de notre vie».

Comme tout dans cet univers du pastiche et de la nostalgie, il s’agit d’une stratégie intertextuelle et citationnelle ; Fredric Jameson analysa justement le premier opus de la saga comme étant un véritable «nostalgia film» au même titre que l’antérieur film de Lucas6, American Graffiti, ironiquement dévolu, lui, à l’évocation de l’Âge d’Or des «All-American Teenagers» obsédés par les choses du sexe. L’on peut dès lors supposer que Star Wars en est le pendant, reconstruction tout aussi fétichiste de l’imaginaire culturel de cette même génération en une sorte d’autoportrait de l’artiste en consommateur geek des fifties –ce qui fait de l’œuvre lucasienne un véritable effort quasi-proustien de résurrection du passé dans ce qu’il a de plus évanescent –à moins qu’on n’y voie que les élucubrations d’un éternel «adulescent» tôt arrêté dans son développement mental… et qui s’est enrichi prodigieusement en exploitant la régression en enfance propre, selon Adorno, des industries culturelles du capitalisme.

La régression adolescente est ici marquée par la citation de la tradition érotique pulp, visuellement envahie par «Eccéité de la pin-up girl», selon l’expression de Boris Vian, historien culturel à ses heures et féru autant de SF que de «filles qu’on épingle». «La pin-up, qu’il ne faut pas confondre avec la pretty-girl des publicités ni avec la jolie fille élégante de l’imagerie glamour porte un accoutrement léger et prend une pose qui met en valeur les avantages de ses formes, en présentant des éléments qui la renvoient à un domaine de référence. En ce qui concerne celui des mondes extraterrestres, le soutien-gorge métallique et doré –porté à même la peau ou sur un vêtement- est souvent à mi-chemin entre la parure érotique et l’équipement protecteur, une mise qui la distingue. On la trouve parfois saisie dans les bras d’un guerrier combattant vaillamment d’impossibles monstres d’ailleurs, ou pendant qu’elle bataille elle-même au cœur de la rixe. Elle est aussi parfois immortalisée alors qu’elle se trouve prisonnière, à son corps défendant, de pièges redoutables et mortels: elle s’offre alors au regard du lecteur, plus concupiscent que compatissant à l’égard de ses derniers instants» (Bosson, 2010, 184). Il est frappant de constater à quel point la séquence du Retour du Jedi combine tous ces éléments, alliant le piège, le monstre, la bataille amazonienne, les bras du chevalier (son frère) et, bien entendu, le «golden bikini».

Celui-ci fonctionne, à l’instar des fusées ou des pistolets lasers, comme un véritable icône générique renvoyant à l’univers fictionnel de la SF. C’est ce que montre, s’il fallait s’en douter, l’analyse malicieuse d’un des représentants sulfureux de la New Wave, Harry Harrison, dans sa Somme ironique Great Balls of Fire: An Illustrated History of Sex in Science-Fiction. Ainsi, sa description des héroïnes figurant sur les couvertures des pulps, insiste-t-il sur la prégnance du dispositif par lequel le fétiche (et le scandale) se consomme dans l’univers warsien: «Let us look at the female. (…) She wears very little (…). Skintight briefs, the mons Veneris well outlined, kinky boots and either a bikini top… or brass breastplates. These bits of body armour seem to be exclusive to SF, a good deal of searching has failed to uncover them in any other place. Yet they are quite prevalent in SF art. All of the legions of space Amazons wear them. This is a completely modern myth” (Harrison, 1977, 36). Certains illustrateurs, tels Earle K. Bergey, s’étaient fait une spécialité de cet attirail pour leurs pin-ups.

Ce fétiche culturel persistera dans la tradition iconographique de la Fantasy après son éviction du champ de la SF, de par la chute en disgrâce du sous-genre space opera qu’il exemplifiait. Des auteurs cultes de «l’âge d’or de l’hétérosexualité7» tels que Franz Frazetta y resteront fidèles, et ce n’est pas surprenant que le costume de Slave Leia conçu par Aggie Guerard avec l’équipe de ILM soit un hommage ouvert à son Egyptian Queen. Quantité d’autres compositions peuvent être évoqués, de par la monomanie de l’artiste dans sa fétichisation de la Femme, qu’elle soit reine ou esclave, victime ou bourrelle, mais la piste de l’héroïne martienne de Edgar Rice Burroughs Dejah Thoris est particulièrement représentative du lien qui relie les anciens pulps, la Fantasy des seventies et le pastiche postmoderne lucasien8. Ce fétiche déjà nostalgique, sera à son tour auréolé de nostalgie (perverse) suite à sa matérialisation sur grand écran: «Imaginer le making of, c’est à dire le moulage de la poitrine de demoiselle Fisher – étape que nous rappelle Wired – ne fait qu’intensifier le fantasme. Sans oublier cette métaphore fameuse de l’actrice concernant le peu de matière du bikini en question, qui en fonction de la perspective masquait difficilement son intimé: «If you stood behind me, you could see straight to Florida!». D’où le re-shoot de nombreuses scènes qui en montraient trop, faps secrets vénérés comme le Graal et balancés dans les limbes des rushes» («McLovin», ibid). Fétichisme où s’allient, dans une alchimie que les surréalistes n’auraient pas pu prévoir, Freud et Marx, puisque le «golden bikini» original du tournage a été vendu aux enchères en ligne de «Profiles of History» pour la somme rondelette de 96 000 dollars.

«Is there sex in the Star Wars saga?”, s’interroge Gordon. “Certainly, in the same way sex is present in the stories of the Brothers Grimm. Lucas’s films simply could not command their overwhelming appeal to a mass audience without drawing on “the power of the Force”” (1986, 206). Il se pourrait que cette mystérieuse Force, dont les mécanismes restent si abscons dès qu’on tente de l’analyser, soit, sous couvert d’une Magie aux accents taoïstes et Zen, le passage même de la Libido au Capital, transformant le refoulement en fétiche d’autant plus puissant.    

La suite: Érotique de Star Wars (2): du golden bikini au parody porn («Est-ce un sabre laser dans ta poche ou t’es content de me voir?»)

 

Bibliographie

Yvon Bosson et Farid Abdlelouah, Dictionnaire Visuel Des Mondes Extra-Terrestres, Flammarion, 2010

Andrew Gordon, «Sex in the Star Wars Trilogy», in Eros in the Mind’s Eye, Greenwood Press, 1986

Harry Harrison, Great Balls of Fire: An Illustrated History of Sex in Science-Fiction, Londres, Pierrot, 1977

Henry Jenkins & David Thorburn (éds), Rethinking Media Change: The Aesthetics of Transition, MIT Press, 2004

«McLovin» (ps. Clément Arbrun), «Leia,, Jabba et le golden bikini, fantasme de notre enfance»

M. Miller & R. Sprich, “The Appeal of Star Wars: An Archetypal-Psychoanalytic View”, American Image, 38, 2, été 1981

Fredric Jameson, The Cultural Turn: Selected Writings on the Postmodern, 1983-1998, NY VersoBooks, 2009

Dale Pollock, Skywalking: The Life and Films of George Lucas, NY, Harmony, 1983

Vivian Sobchack «The Virginity of Astronauts: Sex and the Science Fiction Film,'' in éd. Annette Kuhn, Alien Zone: Cultural Theory and Contemporary Science Fiction Cinema, NY, Verso, 1990

Jacques Van Herp, Panorama de la Science-Fiction, Bruxelles, Lefrancq, 1996 

 

  • 1. V. notamment l’article de Rob Latham (2006) “Sextrapolation in New Wave Science Fiction,” Science Fiction Studies, 33(2): 251–74.
  • 2.Jets blasting, Bat Durston came screeching down through the atmosphere of Bbllzznaj, a tiny planet seven billion light years from Sol. He cut out his super-hyper-drive for the landing . . . and at that point, a tall, lean spaceman stepped out of the tail assembly, proton gun-blaster in a space-tanned hand”… cette phrase (une des plus célèbres de l’histoire de la SF), sert d’exemple de toute une catégorie de fiction qui, en tant que simple extrapolation de la logique des westerns (“merely a western transplanted to some alien and impossible planet”) est honnie par l’éditeur en quête d’une nouvelle poétique science-fictionnelle:  “If this is your idea of science fiction, you're welcome to it! YOU'LL NEVER FIND IT IN GALAXY!» (H. L. Gold, Galaxy, 1, 1950). Pour une plus ample discussion du “space opera», à travers, ironiquement, de la grande saga rivale Star Trek, vous pouvez consulter dans ce même site http://popenstock.ca/star-trek-ombres-et-lumieres-dun-space-opera
  • 3. Science Wonder Stories, Juin 1929, p. 5
  • 4.The cursory  treatment of romantic interest (…) leaves the way open for a different sort of titillation. In the exhilarating space battles, with their odourless ecstasies of annihilation, and the various space-gun skirmishes, with their fancy dismemberings and eliminations, this essentially becomes an occasion for sexual release devoid of any partner” (Sight and Sound, 46, août 1977, p. 209)
  • 5. “[The relationship between C3PO and RD2D] is a caricature (though not a hostile one) of that of two male homosexuals (…) The presentation of the droids as mechanical men is a great assistance in allowing the theme of homosexual resolution (…) to emerge in a form which is not anxiety-producing” (M. Miller & R. Sprich, 1981, p.209)
  • 6.Supposing I suggested that Star Wars is also a nostalgia film. What could that mean? I presume we can agree that this is not a historical film about our own intergalactic past. Let me put it somewhat differently: one of the most important cultural experiences of the generations that grew up from the '30s to the '50s was the Saturday afternoon serial of the Buck Rogers type - alien villains, true American heroes, heroines in distress, the death ray or the doomsday box, and the cliffhanger at the end whose miraculous resolution was to be witnessed next Saturday afternoon. Star Wars reinvents this experience in the form of a pastiche: that is, there is no longer any point to a parody of such serials since they are long extinct. Star Wars, far from being a pointless satire of such now dead forms, satisfies a deep (might I even say repressed?) longing to experience them again: it is a complex object in which on some first level children and adolescents can take the adventures straight, while the adult public is able to gratify a deeper and more properly nostalgic desire to return to that older period and to live its strange old aesthetic artifacts through once again. This film is thus metonymically a historical or nostalgia film: unlike American Graffiti, it does not reinvent & picture of the past in its lived totality; rather, by reinventing the feel and shape of characteristic art objects of an older period (the serials), it seeks to reawaken a sense of the past associated with those objects” (Jameson, 2009, p. 8)
  • 7. Jack Boulware, Sex, American Style: An Illustrated Romp Through the Golden Age of Heterosexuality, Feral House, 1997
  • 8. Continuité illustrée dans la saga par l’apport de la vétérane des pulps Leigh Brackett à l’écriture de son volet le plus célébré par la critique, The Empire Strikes Back. Auteure de textes relativement explicites pour l’âge des pulps tels que «Lorelei of the Red Mist» (écrit  en collaboration avec Ray Bradbury), Brackett rédigea la première version du scénario avant de succomber au cancer. Bien que Lucas et Kasdan se démarquèrent de cette version, elle reste un document exceptionnel où pointent nombre de scènes iconiques du film.