Carrie: l'humanité revue et corrigée

Carrie: l'humanité revue et corrigée

Soumis par Claudia Jessica Dubé le 01/04/2014
Institution: 
Catégories: Freak

 

C'est en 1974 que Carrie, premier roman de Stephen King, est publié. Grâce à cette œuvre, l'auteur devient une référence de la nouvelle littérature fantastique, ayant su réinventer le genre en confrontant les peurs ancestrales à la société moderne. Dans Carrie, c'est la peur du diable qui est revisitée; on y raconte l'histoire d'une adolescente, torturée par ses camarades de classe et sa mère, qui, suite à ses premières menstruations, développe le pouvoir de déplacer les objets par la pensée. À première vue, rien de nouveau sous le soleil, car qui n'a pas déjà vécu l'expérience du rejet à l'époque du secondaire? Toutefois, ce qui a contribué à faire de ce roman un best-seller provient tout particulièrement de sa construction narrative dichotomique que King transpose aussi sur ses personnages principaux. Évidemment, son approche quant à cette peur du diable est tout sauf conventionnelle. King oppose le discours religieux traditionnel à celui de la science. Cependant, les deux en viennent à converger sur un même point: quelle attitude la société doit-elle adopter lorsqu'un individu doté de pouvoirs voit le jour? À quel point est-elle prête à faire face à une telle éventualité? Du coup, ce qui ressort lors d'une lecture attentive du livre est non seulement une véritable allégorie du conflit entre le créationnisme et la théorie de l'évolution des espèces, mais une vision très réaliste du visage que pourrait revêtir l'horreur au sein de la société actuelle. En 1976, le célèbre Brian De Palma adapte le roman au grand écran et obtient un succès spontané. Puis, Kimberly Pierce en fait un remake en 2013. Puisque le roman Carrie de King met en scène la science et la religion qui s'opposent par le biais d'extraits de journaux et d'ouvrages fictifs qui vont à l'encontre des discours tenus par le personnage de Margaret White, il faudra cerner la structure narrative et sa transposition à l'écran ainsi que la construction des personnages afin de rendre compte de l'allégorie du créationnisme qui est confrontée à la théorie de l'évolution des espèces dans un contexte où l'horreur est au premier plan.

 

Contexte structural

Rares sont ceux qui ne sont pas familiers, de près ou de loin, avec la théorie de la Création. Cette dernière, tirée du Livre de la Genèse, indique que Dieu est le seul et unique responsable de la vie sur terre, ayant créé l'homme à son image. Nombreux sont ceux qui adhèrent encore à cette croyance, certains plus que d'autres. L'interprétation des écrits bibliques a toujours été sujet à controverse, si bien que plusieurs groupes de fanatiques en ont découlé:

La Création est décrite dans les 31 versets du premier chapitre du premier livre du Pentateuque, ou Génèse, et reprise de manière un peu différente dans le second. Ces versets affirment la Création selon une hiérarchie et une chronologie précises, du monde dans sa dimension physique puis des êtres vivants qui le peuplent, puis de l’homme bénéficiaire exclusif de la création (1, 28-30). [...] La création du Monde traduit la chronologie de la volonté de Dieu et cette Création culmine avec celle de l’homme. Cette lecture a été acceptée sans discussion jusqu’au début du XVIIIe siècle dans les pays de culture biblique et reste le seul acceptable pour les fondamentalistes protestants en particulier aux États-Unis […]. (Gachelin: 1-2)

Margaret White, la mère de Carrie, est un bon exemple de ces fondamentalistes dont il est question. Sachant qu'elle adhère aveuglément à des croyances datant d'avant le XVIIIe siècle et qui ont été démystifiées depuis, on serait tenté d'avancer l'hypothèse que Margaret White appartient à une époque qui n'est pas celle où elle vit. Il est donc clair d'un point de vue d'analyse spatio-temporelle que le personnage de Margaret White personnifie, structurellement parlant, l'analepse globale du récit.

L'Origine des espèces de Darwin voit le jour en 1859. Grâce aux nombreuses découvertes faites par Linné et Lamark au XVIIIe siècle, Darwin élabore la théorie de l'évolution et le principe de sélection naturelle:

La théorie de Darwin apporte une logique interne au monde du vivant, logique phylogénétique dans laquelle les paramètres de la classification et la sélection naturelle jouent le même rôle que les lois en physique. Elle relie par un principe moteur commun, la sélection naturelle aléatoire, les formes de vie présentes et passées.[...]Mais l’Origine des espèces en récusant l’immutabilité des espèces, et en attribuant aux variations du milieu la capacité de sélection naturelle [...] des espèces les plus aptes, jette les bases d’une approche purement scientifique du vivant à laquelle ni l’origine de la vie ni l’origine et l’évolution de l’homme ne pourront longtemps échapper.[...]C’est une étape décisive dans la redéfinition des frontières entre science et religion amorcée par les Lumières. (Gachelin: 2)

En résumé, le processus de sélection naturelle assure la survie de l'espèce qui est la mieux adaptée à son milieu. Il est donc légitime de penser que l'être humain ne fait pas exception à ce principe. Logiquement, en tant qu'espèce, l'Homme est aussi susceptible à l'évolution génétique que tout autre organisme vivant. Et ce, même si la nature de ces changements génétiques demeure de l'ordre de la spéculation. Dans le livre de King, le pouvoir de Carrie pourrait être le résultat d'une évolution génétique isolée due au simple hasard. C'est pourquoi Carrie, tout comme sa mère, n'appartient pas non plus à son époque. D'un point de vue physiologique, Carrie est une représentation future de l'être humain. Ce qui fait d'elle, toujours d'un point de vue structurel et spatio-temporel, la personnification de la prolepse globale du récit.

C'est dans l'optique de deux temporalités qui s'opposent que naît l'allégorie du créationnisme versus la théorie de l’évolution. L'horreur engendrée provient du fait que les représentations des deux extrêmes sont confrontées sous un même toit. La mère symbolise l'analepse, car elle est le personnage qui appartient à une culture ancestrale. La fille, incarne la prolepse dans la mesure où elle est le fruit d'une évolution génétique de la race humaine. Bref, lorsque le passé empêche la nature de suivre son cours naturel, les conséquences qui en découlent peuvent se révéler catastrophiques.

 

Carrie: quand l'horreur naît d'une allégorie

La théorie de l'opposition entre la religion et la science se présente de plusieurs façons dans le roman. Dans un premier temps, la structure narrative du roman est construite autour de la dualité analepse/prolepse. Cette dualité fait écho, de façon formelle, aux hypothèses mentionnées dans l'aspect précédent en ce qui a trait aux temporalités auxquelles appartiennent la mère et la fille. En effet, le récit ramène le lecteur dans le passé afin de lui raconter les événements tels qu'ils se sont réellement déroulés. Puis, l'histoire se trouve entrecoupée d'articles de journaux et d'ouvrages fictifs qui entraînent le lecteur en 1981, soit deux ans après le massacre qui a eu lieu lors du Bal de Printemps à Chamberlain. Donc, il y a alternance de deux temporalités qui représentent deux perspectives différentes des faits. Ce sont les extraits des différents ouvrages parus en 1981 qui introduisent le discours scientifique dans le récit. Selon les spécialistes qui se prononcent tour à tour sur le sujet, les pouvoirs de Carrie sont de nature télékinétique et non surnaturelle:

La Télékinésie est le pouvoir de déplacer les objets à distance ou de les modifier par la seule force de l'esprit. Des observateurs dignes de foi ont signalé l'apparition de cas probants dans certaines situations critiques d'extrême tension. [...]Le phénomène est souvent confondu avec l'action des poltergeist qui sont des esprits malicieux. Il faut noter que les poltergeist sont des créatures astrales d'une existence douteuse, alors que la télékinésie est considérée comme une fonction empirique de l'esprit, peut-être de nature électrochimique... (King, 1976: 56)

Certains prétendent même que son don «revêt en réalité un caractère héréditaire produit par un gène en général récessif» (King, 1976: 145) et qu'il est «peut-être de nature glandulaire» (King, 1976: 145). D'un point de vue scientifique, les capacités de Carrie sont liées à un élément génétique qui diffère de celle d'un individu conventionnel. Les spécialistes de 1981 tentent d'expliquer le cas de l'adolescente de façon rationnelle tandis que la perception de Margaret White, en 1979, est strictement d'ordre religieux. Ainsi, la mère de Carrie traite sa fille d'«enfant du diable» (King, 1976: 71), de «fille rebelle possédée par l'esprit du Malin» (King, 1976: 149) et même son dialogue intérieur sert à confirmer que ses croyances sont rattachées à des mythes archaïques: «tu ne souffriras pas que vive une sorcière» (King, 1976: 174). Or, Mr. Morton, le sous-directeur du lycée de Carrie, est familier avec la mentalité rétrograde de Mrs. White: «Margaret White a fait ses études ici avant que j'arrive, Dieu merci! Elle a dit à Mrs. Bicente […] que le Seigneur lui réserverait une place de choix sur le gril en enfer pour avoir inculqué aux enfants quelques notions du transformisme et des théories de l'évolution de Darwin [...]» (King, 1976: 28). Bref, tout indique que la mère de la jeune femme adhère à l'idéologie du créationnisme, car elle refuse en bloc l'explication scientifique qu'a fournie Darwin quant à l'origine de la vie sur terre. Ses croyances fondamentalistes s'opposent radicalement à toute forme d'avancée scientifique, ce qui fait d'elle un anachronisme au sein d'une société qui, paradoxalement, est en constante évolution.

On retrouve dans le livre des extraits d'une lettre que Margaret White avait écrite à sa mère et son beau-père avant la naissance de sa fille: «Ralph [le père de Carrie] et moi, comme Marie et Joseph ne connaîtrons et ne polueront (sic) jamais nos corps. Si je suis fécondée que ce soit par le Ciel» (King, 1976: 76). Du coup, un passage de L'Ombre dissipée nous confirme «la dévotion quasi fanatique des White pour le culte fondamentaliste» (King, 1976: 21). Selon la mentalité de Margaret, la procréation est un péché et l'apparition du cycle menstruel est le facteur qui conduit à le commettre. Pour elle, toute forme de péché est digne de châtiments, car son Dieu est un dieu qui punit. Ce dogme conduit donc Mrs. White à faire preuve de violence en enfermant Carrie dans un placard dès que cette dernière s'écarte de l'idéologie dictée:

Elles entraient dans le sanctuaire où se dressait l'autel; une croix était posée sur une table recouverte d'un dessus de soie brodée. De part et d'autre de la croix il y avait des cierges blancs. Derrière étaient disposés plusieurs chromos représentant le Christ et ses Apôtres. Et sur la droite, s'ouvrait l'endroit, le pire de tous, l'antre de la terreur, la caverne où s'anéantissaient tout espoir, toute résistance à la volonté de Dieu --- et à celle de maman. La porte du placard béait comme une bouche ricanante. À l'intérieur, sous une ampoule bleue hideuse allumée en permanence, était accrochée l'interprétation par Derrault du fameux sermon de Jonathan Edwards Les pécheurs aux mains du Dieu de colère. (King, 1976: 69)

En punissant sa fille suite au déclenchement de ses premières menstruations, Margaret White s'oppose donc de manière radicale au cycle naturel de la vie. Le narrateur omniscient, à travers ses descriptions, nous laisse entrevoir la terreur qu'éprouve Carrie face à l'aliénation religieuse que lui impose sa génitrice. En effet, tout du décor de la maison des White appartient à une époque révolue. Les murs plaqués de symboles religieux détonnent lorsqu'on considère à quoi le décor pourrait ressembler s'il était adapté aux valeurs contemporaines de la société dans laquelle les White vivent. C'est pourquoi la religion constitue une source d'épouvante pour Carrie. Sa mère la ramène constamment dans une analepse spatio-temporelle alors que l'adolescente est la représentation même d'une prolepse de l'évolution humaine. C'est cette opposition qui est la source du problème d'adaptation de Carrie quant à ses camarades de classe.

L'adolescente accepte donc le fait qu'elle devient une femme et qu'elle est dotée de la capacité de faire bouger les objets par la force de la pensée. Mais, on constate à plusieurs reprises qu'elle exerce son pouvoir pour affirmer sa colère et s'imposer au monde qui la rejette. C'est par le biais d'émotions négatives que se manifeste son pouvoir:

elle […] détestait son visage, son visage morne, stupide, bovin, son regard éteint […]. Son visage, elle le détestait par-dessus tout. Une fissure en dents de scie zébra soudain son reflet dans le verre. Le miroir tomba par terre, s'émietta à ses pieds. Il n'en restait plus que l'anneau de plastique vert qui semblait l'observer comme un œil aveugle. (King, 1976: 56)

Avec la venue de sa télékinésie, elle réalise, comme l'indique le narrateur, que le seul moyen de se libérer de Margaret et des autres bourreaux qui l'assaillent serait de partir: «le prix d'un billet d'autocar, d'un billet de train. Elle pourrait être, elle pourrait être...Vivante» (King, 1976: 54). La solution qui s'offre à son problème d'estime de soi est tout aussi simple:«[elle] pourrait s'abstenir de chocolats et ses boutons disparaîtraient. […] Elle pourrait changer de coiffure. Acheter des culottes légères, des collants bleus et verts. Faire des jupes courtes et des robes avec des patrons de chez Butterick et Simplicity» (King, 1976: 54).

Or, tout porte à croire que si Carrie avait suivi cette idée, elle aurait eu la chance d'apprendre à utiliser son pouvoir d'une façon plus positive. Placée dans un autre contexte, la capacité extraordinaire de l'adolescente serait peut-être devenue un outil de justice au lieu d'être un outil de vengeance. Carrie aurait pu être un superhéros. Cependant, la tournure des événements nous rappelle que le récit de King est un récit d'épouvante. Margaret White demeure un point de repère et un objet d'amour inconditionnel pour sa fille, même si, sémantiquement parlant, les deux femmes ne peuvent coexister dans un même milieu. Et l'horreur naît de cette mise en scène d'une confrontation persistante des extrêmes analepse/prolepse qui règnent entre la mère et la fille:

Maman avait ouvert la porte et était entrée d'un pas décidé. Elle et Carrie s'étaient regardées un instant d'un bout à l'autre de la petite antichambre comme deux cow-boys ennemis sur le point de dégainer. C'était l'un de ses moments brefs qui paraissent […] beaucoup plus longs rétrospectivement. (King, 1976: 26)

En somme, King oppose un personnage créationniste, Margaret, à un personnage tout droit sorti des théories darwiniennes, Carrie. Comme la religion va à l'encontre de toute conception scientifique et vice-versa, les deux discours cherchent à se réfuter l'un et l'autre dans le but de remporter un débat qui perdure depuis déjà trop longtemps. Les croyances fondamentalistes persistent à tenir Dieu comme seul responsable de la création de l'Homme et si ce dernier est construit à son image, il ne peut donc pas évoluer. La science, quant à elle, soutient que tout organisme vivant se doit d'être en perpétuelle transformation afin de survivre au sein de son milieu naturel. En imposant sa religion à Carrie, Margaret White empêche la nature de suivre son cours normal. C'est la religion qui est à l'origine du climat d'horreur et de violence du récit. Elle fait ressurgir des peurs ancestrales telles que la possession diabolique et la sorcellerie. Elle joue sur le doute plutôt que de chercher des explications rationnelles en ce qui a trait au cas de Carrie.

 

Carrie matérialisée

L'adaptation cinématographique réalisée par Brian De Palma en 1976 transpose l'allégorie du créationnisme versus la théorie de l'évolution dans un langage pictural. En effet, l'oeuvre est parsemée de symboles qui confirment la thématique mentionnée précédemment. Le réalisateur reproduit fidèlement la maison des White où le décor religieux est digne du fanatisme fondamentaliste de Margaret. De Palma réussit à y établir une atmosphère inquiétante en plongeant les lieux dans l'obscurité. En fait, les chandelles sont à peu près la seule source d'éclairage de la maison. La religion est aussi omniprésente dans les paroles de Mrs. White qu'elle l'est dans le livre original. Par contre, l'antithèse du créationnisme ne réside plus dans les ouvrages fictifs ...

Dans le roman de King, le discours scientifique passe, de façon majoritaire, par les passages des livres fictifs parus après le bal fatidique de 1979. Cependant, il aurait été presque impossible pour De Palma de reprendre ces extraits sous un aspect visuel. Dans le film, c'est plutôt Carrie qui se retrouve à être le vecteur des explications rationnelles en ce qui a trait à son pouvoir. Elle va d'ailleurs se rendre à la bibliothèque afin de consulter elle-même les livres de référence inventés par King. Lors de ses recherches, l'adolescente doit choisir parmi deux types d'ouvrages qui se distinguent par leurs titres.

Les uns suggèrent une explication religieuse des pouvoirs de l'adolescente alors que les autres (dont le Dictionnaire des phénomènes psychiques d'Ogilvie mis en scène dans l'oeuvre de King) tendent vers une approche plus scientifique du même sujet. À un certain moment, alors que Carrie se trouve dans les rayons de la bibliothèque, le spectateur peut voir la main de l'adolescente effleurer un livre orange intitulé: Breed to come. Ce titre signifie en français La race à venir. Serait-ce un clin d'oeil au fait que la sélection naturelle de Darwin pourrait éventuellement engendrer une nouvelle race d'êtres humains? Sans conteste, la présence de ce livre dans le cadre ne constitue pas un simple hasard. Carrie se documente et tente de trouver d'où proviennent ses dons. Dans le dialogue qui suit, on peut facilement déduire que son raisonnement penche du côté des explications scientifiques:

Carrie: I want to start to try and be a whole person.
Margaret: Witch. You've got Satan's power. Satan is clever.
Carrie: No, Mama. I'm not the only one. If I concentrate hard enough, I can move things. Other people can do it. I read about it. (De Palma: 47min21)

 

Ainsi, Carrie sait dorénavant qu'elle n'est pas la seule à posséder l'habileté de faire bouger les choses par la pensée. Elle tente donc de faire entendre raison à sa mère en la confrontant à une perspective où Dieu et Satan ne sont plus les seuls responsables des phénomènes sortant de l'ordinaire. Mais en vain. L'opposition est imminente, car le fanatisme religieux de Margaret White demeure immuable. Cette dernière incarne l'idéologie créationniste d'antan, un personnage figé dans une autre époque. Carrie, de son côté, adhère aux hypothèses liées à la théorie de l'évolution. Or, il n'y a aucun compromis possible pour l'un ou l'autre des partis.

On sait que les choses tourneront mal lorsque De Palma choisit de mettre un pastiche de La Cène en arrière-plan. Cet illustre tableau représente le dernier repas de Jésus avec ses apôtres le jour qui précède sa crucifixion. Suivant la logique narrative et la chronologie du film, c'est aussi la dernière fois où l'on voit Carrie manger avec sa mère avant que la tragédie du Bal de Printemps ne survienne. La position des personnages est également digne d'intérêt: Margaret se situe du côté de Jésus et Carrie, du côté de Thomas, l'apôtre incrédule. L'opposition des croyances est une fois de plus transposée dans l'esthétique visuelle. Par la suite, on ne revoit La Cène qu'au dénouement de l'histoire et le côté de Thomas est décroché du mur. En effet, après avoir liquidé la majorité des élèves se trouvant au bal, Carrie se tourne, en dernier recours, vers les seuls points de repère qu'elle connaisse: sa mère et Dieu. Ainsi, l'adolescente fait ce que tout individu serait porté à faire dans un moment de désespoir. Carrie veut obtenir son Salut. Toutefois, il est trop tard. Le mal causé par la jeune femme est tout aussi irréparable qu'impardonnable.

Bref, peu importe l'explication à adopter quant à l'origine du pouvoir télékinétique de Carrie, les conséquences restent les mêmes. De ce fait, une porte s'ouvre sur ce qui pourrait s'avérer l'unique point de convergence possible dans le conflit du créationnisme versus la théorie de l'évolution. Comment doit-on gérer le cas de Carrie White?

 

Le remake et son intertextualité

Le remake du film réalisé par Pierce en 2013 sert à prouver que les thèmes abordés dans le récit de Stephen King sont encore d'actualité. Trente-neuf années se sont écoulées depuis la publication du livre Carrie. Pourtant, les problèmes d'intimidation et d'humiliation dans le milieu scolaire ne sont toujours pas réglés. On peut dire que c'est également le cas en ce qui concerne l'éternel conflit entre la science et la religion. C'est pourquoi la raison d'être du remake n'est plus à justifier.

Malgré sa ressemblance flagrante au film de De Palma, l'adaptation de Pierce ajoute quelques touches de nouveauté au récit. Les symboles religieux qui saturaient le décor de la maison des White dans le film de De Palma, se retrouvent, pour la plupart, dans le placard où Margaret enferme Carrie. La peur du diable et de la sorcellerie caractéristique au discours religieux est plutôt introduite de manière intertextuelle. Ainsi, l'incipit du film s'ouvre sur la scène d'accouchement de Margaret White. Une paire de ciseaux à la main, elle contemple sa fille qui vient de naître en considérant l'infanticide. Cette scène ne manque pas de faire écho au livre Rosemary's Baby d'Ira Levin. Dans le récit en question, une jeune femme tombe enceinte et après avoir fait un rêve où elle était violée par le Diable, elle se met à craindre la nature du bébé qu'elle porte. Bref, étant donné le fanatisme religieux de Margaret, il est légitime d'avancer qu'elle croit avoir mis le jour à l'incarnation même du Mal.

L'autre intertexte principal se situe dans la scène où Carrie exerce son pouvoir télékinétique alors qu'elle se trouve dans sa chambre. Assise sur son lit, l'adolescente s'amuse à faire voler les objets qui se trouvent dans la pièce. La scène atteint son point culminant lorsque le lit de Carrie se met à léviter à la manière de celui de Regan dans le film L'Exorciste de Willian Friedkin (adaptation tirée d'un livre de William Peter Blatty publié en 1971). En somme, le discours religieux n'apparaît plus seulement dans les dialogues de Margaret White, il est aussi transposé dans un langage pictural qui fait appel à des œuvres considérées comme des classiques du genre de l'horreur.

Le discours scientifique, quant à lui, passe, comme dans le film de De Palma, à travers les recherches documentaires de Carrie. Cette dernière se réfère aux mêmes types d'ouvrages que dans la première adaptation. Cependant, elle regarde également des démonstrations télékinétiques sur le site internet YouTube. Les dialogues du film, quant à eux, sont quasi identiques à ceux de la première adaptation. Donc l'opposition science versus religion y est présentée de la même façon.

Quoi qu'il en soit, l'histoire se termine mal autant dans le roman de King que dans les films de Pierce et de De Palma. La ville de Chamberlain est presque entièrement démolie, et Margaret White et Carrie finissent par s’entre-tuer. Certes, l'allégorie créationnisme versus la théorie de l'évolution est présente dans chacune des trois œuvres analysées. Cependant, ni l'analepse représentée par la mère de Carrie ni la prolepse incarnée par cette dernière ne peuvent survivre. Si Margaret White n'avait pas assassiné sa fille, quelles auraient été les conséquences qu'un tel être humain parcourt le monde en liberté? Que Carrie soit le diable, une sorcière ou une nouvelle génération d'être humain résultant d'une évolution génétique, les conclusions à tirer du récit demeurent les mêmes. Il ne fait aucun doute que l'adolescente représente l'espèce la plus apte survivre dans son milieu, mais à quel prix? Dans le roman Cellulaire de King paru en 2006, un des personnages de l'écrivain tient le discours suivant: «What Darwin was too polite to say, my friends, is that we came to rule the earth not because we were the smartest, or even the meanest, but because we have always been the craziest, most murderous motherfuckers in the jungle» (King, 2006: 206). L'humain a tendance à tenir son règne pour acquis dans cette «jungle» qu'est la société contemporaine. C'est précisément à partir de ce fait que l'horreur suggérée dans Carrie persiste dans son efficacité. Dans l'éventualité qu'un individu doté de capacités télékinétiques voie le jour, c'est tout le système établi qui s'en trouverait vulnérable. En effet, même si le personnage de Carrie avait survécu, les institutions et la société ne seraient pas aptes à gérer l'existence d'un tel cas. Encore pire, en admettant que le chromosome responsable de la télékinésie soit isolé et qu'on découvre sa présence chez d'autres gens, quelles seront les procédures à adopter? Si les sujets de cette évolution génétique ne manifestent aucun signe de violence, comment assurer la sécurité de la population en cas d'un revirement de situations? Malheureusement, ni Darwin, ni la religion ne semblent avoir de solution à proposer.

 

Oeuvres étudiées

DE PALMA, Brian. Carrie. 1976. Adaptation de l'oeuvre de Stephen King.

KING, Stephen. Carrie.(1974). Paris: Éditions Gallimard, 1976, pour la traduction française, 284 p.

PIERCE, Kimberly. Carrie. 2013. Remake du film de Brian de Palma, tiré du roman de Stephen King.

 

Références

GACHELIN, Gabriel. Créationnisme contre théorie de l’évolution:

Vraie controverse ou faux débat? 2008. Rehseis: UMR CNRS-université Paris 7 Denis Diderot, 7 p. En ligne. http://hal.inria.fr/docs/00/33/52/79/PDF/Creationnisme_contre_theorie.pdf

GRESH, Lois H. et Robert Weinberg. 2008. The Science of Stephen King. États-Unis: Wiley & Sons, Inc., 246 p.

KING, Stephen. Cellulaire. 2006. Paris: Albin Michel, 403 p.

PRINCE, Nathalie. Le fantastique. 2008. Paris: Armand Collin, 129 p.