Être soi tout en étant l´autre, une question d´adaptation: A Scanner Darkly et A History of Violence

Être soi tout en étant l´autre, une question d´adaptation: A Scanner Darkly et A History of Violence

Soumis par Karolyne Chevalier le 24/06/2020
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    En 1964, Marshall McLuhan relève «qu’en cet âge de l’électricité, nous nous voyons nous-mêmes traduits de plus en plus en information, à la veille de prolonger technologiquement la conscience» (80). En 2018, alors que l’omniprésence de ces ramifications ne fait plus aucun doute, il est possible de s’interroger sur la teneur de ces liens. Plus encore, il nous apparaît nécessaire d’observer le processus de transfert qui s’opère alors que l’homme prolonge son système moteur sur les objets qu’il anime pour agir en son nom. Cette idée de déplacement est inhérente au travail d’adaptation d’un médium vers un autre. À ce propos, Jean Cléder et Laurent Jullier se demandent «comment la production d’un objet (le film) peut-elle soustraire ou ajouter quelque chose à l’existence d’un objet d’une autre espèce (le texte littéraire)?» (197). C’est dans cet ordre d’idées que nous proposons de faire une analyse comparée du roman A Scanner Darkly, de Philip K. Dick, porté au grand écran par Richard Linklater, et du roman graphique A History of Violence, dont le scénario de John Wagner et les illustrations de Vince Locke ont été repris au cinéma par David Cronenberg. Tout exercice de comparaison demande à ce que l’on cherche des ressemblances et des dissemblances entre les œuvres d’origine et celles qui en découlent. Si le film de Linklater est une adaptation très fidèle du roman A Scanner Darkly, Cronenberg se réapproprie davantage l’univers de Wagner et Locke dans sa transposition cinématographique de A History of violence. Ces œuvres proposent les récits d’hommes qui finissent par enquêter sur eux-mêmes, sur cet autre en soi, celui qui ne répond pas aux normes sociétales. Nous aborderons la notion piège de la fidélité qui entre en jeu lors du changement de support médiatique, que nous mettrons en lien avec la rupture identitaire des personnages pour questionner notre rapport au langage et ultimement, la façon que nous avons d’être au monde.

Cléder et Jullier remarquent que «la notion de fidélité est ambiguë, dans la mesure ou elle implique à la fois une acceptation technique et une affectation morale – ce que l’on fait du texte et ce que l’on doit au texte» (173). A Scanner Darkly et A History of violence se rejoignent par leur thématique d’une identité trouble, mise en évidence par les personnages doubles que sont Fred/Bob et Tom/Joey. C’est par le biais de leur portrait sémantique et de leur parcours narratif que nous en venons à questionner les rapports ambigus qui s’établissent entre l’œuvre originale et son adaptation. Non seulement les protagonistes se distinguent par leur fragmentation identitaire, celle-ci s’illustre par une scission dans la temporalité qui vient modifier leur rapport au réel. Dans les deux cas, les personnages sont en prise avec un passé problématique qui agit comme le moment d’une rupture entre un état d’être et un autre, préfigurant le passage d’un médium à un autre.

Cette phrase de Marshall McLuhan ramène la problématique de l’adaptation au rang de la vie quotidienne : «vivre et éprouver quelque chose, c’est en traduire le choc direct en plusieurs formes indirectes et conscientes» (196). A Scanner Darkly, publié en 1973, a été écrit à l’aube de la signature des Accords de paix de Paris, qui demandaient le retrait des troupes américaines en poste durant la guerre du Vietnam. L’hypermédiatisation qui entoure le conflit Vietnamien et le regard qu’il pose sur la violence américaine s’inscrit dans le roman qui multiplie les allers retour entre la surveillance, le contrôle et la naturalisation des images projetées. L’auteur américain, né tout juste avant le krach boursier de 1929, était adolescent au moment de la Deuxième Guerre mondiale. Son existence a été ponctuée par les moments charnières d’une Amérique en crise. Ce point de rupture fait résurgence dans A Scanner Darkly, dont le personnage principal, un agent double des stupéfiants, qui en vient à enquêter sur lui-même, quitte femme et enfant pour se lier à une bande de junkies.  Non seulement le contexte historique, mais la vie personnelle de l’écrivain est ponctuée d’événements perturbateurs. À la question de savoir «ce qui pousse un individu donné à exercer un métier entraînant inévitablement le dédoublement de la personnalité», Lawrence Sutin répond que «dans le cas de Fred, c’est le ras-le-bol de la vie de banlieue […] En cela, Fred et Phil ne font qu’un» (451). Fred choisit de quitter subitement sa famille et tout ce qu’elle représente de routine et de sécurité. C’est en se frappant la tête sur le coin d’une armoire de cuisine qu’il prend conscience que tout ce l’entoure (la famille, la maison, la banlieue) est le produit d’une construction idéologique qui place la réussite (familiale, professionnelle et sociale) au-dessus de tout. Le roman de Dick critique les rapports de pouvoir qui s’installent insidieusement dans la société de consommation, que ce soit par le biais de la drogue, de la sexualité ou des technologies. Le personnage de Fred/Bob se détache d’une réalité de laquelle il est le prisonnier oisif pour en envisager une autre, où il serait constamment en danger, sur le qui-vive, prêt à inoculer lui-même la substance qui lui donnera la mort. Le contexte d’énonciation, jouxté à son expérience de la vie mais surtout, de la mort, fait du roman de Dick une œuvre qui transpose, jusqu’à un certain point, sa réalité en fiction. L’écrivain le dira lui-même : «je vois maintenant comment j’ai transmuté cette période terrible pour créer quelque chose de valable» (Sutin: 456). Ainsi, dans le contexte d’écriture propre à la réalisation de ce roman, nous voyons se dessiner la problématique de l’adaptation.

Richard Linklater réalise l’adaptation cinématographique du roman A Scanner Darkly en 2006. Évidemment, le contexte n’est plus le même et la surveillance n’est pas aussi poussée  qu’au moment de la Guerre Froide. Pourtant, quelques années après les attentats du 11 septembre 2001, le regard du monde est encore plongé sur les entrailles fumantes du World Trade Center, dont la démultiplication des images médiatiques a participé d’une déconstruction de l’événement en tant que réalité vécue. Dans une entrevue menée par Rob Nelson, Linklater rapporte, à propos du récit dystopique de Dick : «Scanner […] is set seven years from now, but that really means right now – the post 9-11 world of surveillance» (Nelson).  Il est intéressant de noter que c’est justement la dystopie, un récit généralement associé à la science-fiction, qui a permis la réactualisation du roman par Linklater, alors que Dick voulait se défaire de cette étiquette pour des raisons lucratives. C’est cette façon de saisir la société de biais pour en dénoncer les tares qui a facilité le travail d’adaptation, permettant d’inscrire l’œuvre dans l’époque contemporaine.

Lorsqu’il réalise A Scanner Darky, Linklater reprend le procédé d’animation qu’il avait utilisé pour son ouvrage précédent, Waking Life. Éric Barbeau, dans un court métrage documentaire réalisé pour le compte de l’ONF, retrace l’histoire et explique la technique utilisée par Linklater : la rotoscopie. Inventée en 1915 par l’américain Max Fleischer, cette approche «permet de calquer à partir de la prise de vue réelle, puis de projeter, image par image, sur une table à dessin et de recalquer» (Barbeau, 2006). À ce sujet, le critique Hubert Niogret est catégorique : «narration et remodelage des images en couleurs (modifiées dans le détail) ramènent cet univers au futur pourtant proche d’une dimension de l’imaginaire à un objet lisse, fade, neutre, où le spectateur n’a aucune prise» (82). Pour nous, le passage du cinéma à l’animation devient l’astuce qui permet de recréer l’illusion de l’univers littéraire de Dick. Nous ne croyons pas, personnellement, que les complets-brouillés auraient été aussi crédibles sans cette facture visuelle simplifiée par le dessin, qui évite au spectateur le désagrément d’un effet de réel raté. Par cette démarche artistique, Linklater sert le propos même évoqué par Dick. Il montre le marquage d’une réalité par une autre, puis une autre, jusqu’à la dissipation presque complète du passage de l’une à l’autre. C’est ce que vit le personnage aphasique de Fred alors que «ses deux hémisphères cérébraux sont déjà entrés en concurrence. Bientôt, il ne lui restera plus qu’une très faible conscience de ce qui l’entoure» (Sutin: 451). Ce retour à une technique d’animation «dépassée», à un moment où le cinéma tend à la représentation d’un réel plus grand que nature par le biais d'expériences immersives, permet d’illustrer le refus des avancées technologiques qui nous aliènent en modifiant les rapports que nous entretenons avec les autres et avec nous-mêmes. 

Dans une critique qu’il fait pour le compte de la revue de cinéma Positif, Niogret propose une lecture selon laquelle le spectateur de A Scanner Darkly «ne sait plus s’il regrette les vrais comédiens qu’il discerne derrière l’animation, ou l’absence de créatures, sans doute artificielles, qui auraient pu prendre part à un monde plus personnel et dérangeant» (82). Au contraire, nous pensons que Linklater peut bien reprendre la trame narrative de Dick d’un bout à l’autre, allant jusqu’à illustrer les remerciements de l’auteur dans le générique final de son film, il reste que le roman s’inscrit d’une manière presque naturelle dans son œuvre personnelle. Cléder et Jullier associent «la persona [à] l’image qui se dégage des précédentes apparitions de l’acteur ou de l’actrice, à l’écran, sur les planches ainsi que dans que les médias : l’idée que l’on se fait de lui ou d’elle à travers ses incarnation successives, fictionnelles ou médiatiques, chacune ajoutant aux précédentes un peu d’épaisseur» (114). La filmographie de Linklater est marquée par une certaine thématique, aussi préconisée par Dick : l’altération des perceptions, le rapport au réel en tant que construction (ou déconstruction) par le langage. Rory Cochrane, l’interprète de Charles Freck, reprend le rôle du junkie au service de Linklater. Avant de jouer le paranoïaque et suicidaire personnage accro à la substance mort, il a fait partie de la distribution d’un autre de ses films : Dazed and confused, qui met en scène de jeunes (et moins jeunes) étudiants qui illustrent bien la génération “sex, drugs and rock and roll” des seventies. Le reste de la distribution a aussi l’image de toxicomane qui lui colle à la peau : Keanu Reeves dans My own private Idao ; Woody Harrelson dans Natural born killers, Winona Ryder dans Heathers ou Girls Interrupted. Quant à Robert Downey Junior, c’est plutôt aux frasques médiatisées de sa vie personnelle qu’il doit cette association. La double manipulation du médium permet de transmettre à la fois la scission qui s’opère dans la psyché du personnage de Fred/Bob, que l’effacement du processus d’énonciation dans le cinéma hollywoodien commercial, où l’on tente de faire passer les images pour naturelles alors qu’il s’agit d’un univers construit. Le film de Linklater reste fidèle au roman tout en faisant une critique de l’appareil cinématographique qui est à son origine, en jouant sur le rapport préalable que nous entretenons avec ses acteurs. Ce commentaire était déjà à l’œuvre dans les pages du livre de Dick où les «holocaméras», les projections de «séquences-fictions» et les jeux de mots entre «Bob Arctor et Actor» laissaient sous-entendre les effets de la culture de masse et du divertissement sur l’identité humaine (Dick: 197). 

En effet, que sommes-nous prêts à voir de nous-mêmes que nous devions séparer notre être afin d’être capables de supporter ce qui nous a été donné à construire socialement comme le mal? A History of violence fait retour sur la question de la légitimation d’une violence à l’intérieur du cercle social. Richard Wagner et Vince Locke nous font le récit illustré de Tom McKenna, un mari et père de famille respecté de tous, modeste propriétaire d’un restaurant, dont la vie vient à basculer alors que son passé refait surface, laissant voir les aspérités ombragées à la surface de l’homme lumineux qu’il semblait être. Le roman graphique est publié en 1997. Cette fin de siècle est propice à la prise de conscience et au retour sur soi. Ce qui permet une rétroaction sur l’histoire des États-Unis et sur son mythe fondateur, que Gérard Grugeau résume ainsi :

ce grand rêve d’une hégémonie continentale reposait bien entendu sur l’idéologie politique – le mythe de la frontière, indissociable de sa dimension providentielle – mise de l’avant par Frederick Jackson Turner pour donner un socle à l’identité américaine. Identité que le célèbre historien façonnera en consacrant la fusion entre les territoires imaginaire et national. C’est sur ce terreau idéologique et cette culture dominante chargée de stéréotypes que, faisant fi des prétentions territoriales des premiers occupants autochtones, le Western évoluera à loisir en prospérant sous différents oripeaux. En inscrivant la Conquête dans la légende, il donnera à cette "destinée manifeste" une légitimité naturelle que les studios de cinéma contribueront à magnifier (7).

L’idée de la frontière, qui s’inscrit dans le contexte de création du livre de Wagner et Locke, transparaît dans la forme même de l’œuvre. Scott McCloud remarque que «la plupart des bandes dessinées américaines ont bien séparé les mots des images» (55). En effet, si le texte de A History of Violence insiste sur la compréhension claire de l’arc narratif du début à la fin, il n’en va pas ainsi du contenu pictural des cases. La fatalité qui pousse Tom McKenna (ex Joey Muni) à protéger sa famille par toute violence nécessaire et en dehors du cadre restrictif de la loi, s’exprime par les bulles de dialogues, la division en chapitres et le recours à l’ellipse. On nous fait bien comprendre que c’est la nécessité d’agir pour le mieux qui pousse cet homme à s’investir de l’archétype du self-made man. S’il accepte de commettre un massacre, c’est pour assurer la pérennité financière de sa grand-mère. S’il décide de confronter les mafiosos à sa suite, c’est pour protéger sa femme et ses enfants. Tom vient légitimer ses actions violentes par la confrontation avec des adversaires qui minent l’institution et le vecteur par excellence des valeurs américaines : la famille. Il le dit à sa femme : «nous sommes livrés à nous-mêmes. Nous devons nous en sortir seuls» (Wagner et Locke : 230). Il le répète en interrogatoire : «parfois, un homme doit livrer ses propres batailles lui-même» (244). Le personnage récapitule : «il faut régler ça une fois pour toutes, c’est la seule façon de mettre fin à cette histoire» (245). D’ancien truand devenu homme ordinaire, il passe à héros. 

La figure du justicier est bien connue de Richard Wagner, qui a «participé au réveil de la BD en Angleterre dans les pages du magazine 2000 AD, où il a co-créé les personnages de Judge Dredd ou encore Button Man» (Wagner et Locke). La justice, lorsque rendue, implique généralement un verdict sans appel. Si ce n’était que du texte, bien refermé sur les dernières paroles de Tom : « Manzi est mort, Edie. C’est fini…», nous pourrions croire l’histoire résolue (Wagner et Locke: 292). Mais les illustrations au crayonné nerveux donnent à la fois dynamisme et ambiguïté aux vignettes. Les images orientent notre lecture vers la critique d’une société qui organise ses limites au fur et à mesure qu’elle les pose, qui impose un cadre strict dans lequel elle se meut et s’enfuit, toute-puissante devant les valeurs qu’elle préconise : le travail, la famille, la communauté. Peu importe que ces biens symboliques soient acquis par le mensonge, le vol et la répression de toute individualité. Les planches de Vince Locke remettent en question ce que le texte vient résoudre. L’artiste visuel qui cosigne A History of Violence est connu pour ses illustrations des pochettes du groupe Cannibal Corpse, dont l’image qui devait être en couverture de l’album Tomb of the mutilated a été censurée, parce qu’elle présentait un homme au tronc arraché et aux côtes saillantes, pratiquant un cunnilingus à une femme éventrée, les bras sanglés au mur dans une position christique.

Cette iconographie de l’eros et du thanatos rejoint le réalisateur de l’adaptation cinématographique de A History of violence : David Cronenberg. L’artiste pluridisciplinaire canadien a fait de cette tension le sujet principal de son film Crash, mais nous la retrouvons aussi dans Videodrome. Dans A History of Violence, il reprend «[le] thème de l'identité que l'on retrouve dans tous [ses] films» (Ranger : 38). Cronenberg précise que «les westerns des années 50 [...] ont toujours eu une grande influence dans ma vie. Je trouvais que le propos de mon film sur la question d'identité se prêtait bien pour explorer cette avenue» (Ranger: 39). Son interprétation du roman graphique déplace le mythe de la frontière et de la violence qui est à son origine du point de vue de l’imaginaire, de la psyché, des pulsions. L’idéologie américaine a gagné non seulement l’espace physique, mais aussi l’inconscient des individus pris dans une société qui guide leurs comportements et leurs désirs en proposant des modèles et des valeurs binaires qui vient placer les êtres dans une position d’ambivalence où ils se croient obligés de choisir une étiquette plutôt qu’une autre, un genre plutôt qu’un autre, un médium plutôt qu’un autre.

Le personnage de Tom McKenna (devenu Stall) est aux prises avec un passé trouble qui ressurgit, venant troubler l’équilibre qui s’illustre au début du film. En quelques minutes, la scène d’ouverture réussit à camper les personnages principaux et leurs antagonistes. Les méchants sont plus vilains que nature : l’un d'eux tue de sang-froid une gamine en pleurs. De son côté, la famille Stall est si unie que c’est de concert que tous les membres se lèvent en pleine nuit pour aller réconforter la benjamine en larmes (Cronenberg, 2006). Le cadre référentiel et les costumes permettent de comprendre rapidement les valeurs de Tom Stall : un père de famille rassurant et un mari aimant qui déambule dans le village en saluant tout le monde et en ramassant les détritus qui trainent par terre. Sa paire de jeans rehaussée par une grosse boucle de ceinture et sa chemise à carreaux complètent son allure de cowboy. Son statut de self-made man est corroboré par le nom Stall, qui orne la devanture du modeste restaurant dont il est propriétaire. Ces signes distinctifs reprennent les codes visuels du roman-graphique. Les personnages et les lieux qu’ils habitent ont cette facture caricaturale et très contrastée, qui rappelle l’opposition des tons de noir et blanc de la bande-dessinée. Pierre Ranger est d’avis que «le rythme du film, les dialogues et la ville bucolique où les habitants, et plus particulièrement cette petite famille, partagent une expérience des plus idylliques, semblent contrebalancer la violence inouïe qui y est dénoncée» (38). Cronenberg lui donne raison : «ces deux oppositions sont intimement liées, l'une ne peut pas exister sans l'autre. Chaque société pacifique a un passé violent c'est le paradoxe de l'humanité» (Ranger: 38). Il y a ici, comme c’était le cas pour A Scanner Darkly, l’introduction d’un élément de danger dans la vie du protagoniste qui cette fois, ne l’a pas désiré. Cronenberg joue de l’ambiguïté sur le passé de Tom, lui-même ne semble pas de souvenir de ce qu’il a été. Si, dans le roman graphique, le petit doigt coupé est la preuve irréfutable de son identité double et que l’ellipse vient nous en apprendre davantage sur la vie de Joey, il semble que dans le film, l’amnésie du personnage participe de cette porosité des frontières entre fiction et réel, fantasme et réalité, pulsion de vie ou de mort. 

Le retour d’éléments réprimés de son passé met en danger les membres de la famille de Tom et ultimement, vient remettre en question la place dominante qu’il entretient en son sein. C’est ainsi que Cronenberg dépasse l’idée de la légitimation de la violence à l’intérieur des frontières de l’institution gouvernementale américaine et qu’il la pousse vers les rapports de force entre les genres, qui sont au centre de la dynamique familiale. Il parvient à faire ressurgir la problématique de la sexualité dans la société capitaliste normative, qui crée autant de codes restrictifs que de déviances. Le roman graphique de Vince et Locke ne développe pas l’intimité de Tom et d’Edie. Toutefois, il y a indication d’une connivence entre la consommation et l’euphorie, puisque Tom fait remarquer à Edie : «oh, tu as les yeux fiévreux de quelqu’un qui vient de se lancer dans une frénésie d’achat» (Wagner et Locke: 247). Par ailleurs, trois cases plus bas, l’image de la devanture d’un magasin de farces et attrape laisse voir un masque monstrueux dont l’ossature proéminente fait penser au visage de la mort. Cronenberg vient transposer les éléments qui associent la société de consommation au plaisir et à l’aliénation, sur le plan des pulsions vitales et destructrices.

René Prédal relève avec justesse que «Cronenberg joue sur les pulsions les plus secrètes, la fascination inconsciente de chaque spectateur, pour le meurtre et le sang» (239). Il s’appuie sur une étude de «[Pierre] Véronneau, [pour qui] le thème fondamental de l'auteur est l'exploration des "troubles qui voient le jour dans la personnalité de quelqu'un lorsque des modifications profondes surviennent"» (Prédal : 238). A History of violence marque cette rupture par le biais de l’opposition entre la tranquillité de banlieue que la force brutale venue de la ville vient réveiller. Ce faisant, Cronenberg met en lumière le rapport entre le spectateur et l’appareil cinématographique, en jouant sur les notions de plaisir et de déplaisir. 

Nous relevons deux scènes qui, mis en parallèle, servent à représenter cette bivalence dans l’économie des pulsions. D’abord, il y a cette scène où le couple Stall, sous l’initiative d’Edie, s’octroie une soirée sans enfants pour retrouver son intimité (Cronenberg, 2006). Dans le but de renouveler le désir de son mari de longue date, Edie s’est vêtue d’un costume de cheerleader. Déjà, l’idée d’un jeu de rôle est en concomitance avec la personnalité duelle de Tom, mais aussi d’Edie, à qui Tom fait remarquer : «where’s my wife?» (Cronenberg, 2006). Ils feignent d’être les amants adolescents qu’ils n’ont jamais pu être, pratiquant la position du 69 dans le lit jouxtant la chambre des parents. La musique minimaliste qui soutient la tension sexuelle de la scène et la caméra presque fixe qui se braque sur les ébats des protagonistes permet d’appuyer sur un point précis, en nous ancrant au cœur d’un dispositif où notre position de voyeur est révélée. S’il est vrai que A History of Violence est le film qui, de toute l’œuvre de Cronenberg, s’insère le mieux dans la catégorie du cinéma commercial, il reste qu’il est rare que l’on voie un homme faire un cunnilingus à sa femme au grand écran. Cela vient dévoiler non seulement une normalisation des désirs qui sont projetés au cinéma, mais cela vient aussi poser la question de la sous représentation des fantasmes féminins

Anne-Marie Bidaud observe que «le cinéma hollywoodien classique n’est guère enclin à faire de l’amour fou un modèle : la passion doit entre rapidement dans les normes, sinon elle prend les couleurs de la destruction et de la mort» (219). En parallèle avec la scène du 69 qui marque la fusion totale des amants, une autre nous les montre lors d’une violente dispute. Edie repousse Tom et entreprend de monter l’escalier alors qu’il tente de la retenir en la saisissant à la gorge. Elle l’invective : «shut up Joey» (Cronenberg, 2006). Cette fois, même si Tom est pris pour un autre homme, il ne s’agit pas d’une mise en scène romantique. Néanmoins, nous ne pouvons nous empêcher de la mettre en perspective avec la scène que nous avons détaillée précédemment. La question n’est pas ici de savoir si Tom commet ou non un viol, ni de juger des affects violents qui font ressurgir les pulsions sexuelles des protagonistes au moment où ils sont en train de se battre. Cronenberg critique la construction idéologique des univers fantasmatiques qui régissent l’imaginaire collectif américain. S’il est plus commun de jouer le rôle d’une adolescente pour émoustiller son mari, il est plus rare que l’on avoue entretenir le désir d’être prise de force. Dans King Kong Théorie, Virginie Despentes expose «ce fantasme du viol. Ce fantasme sexuel […] L’idée d’être livrée, forcée, contrainte est une fascination morbide et excitante» (51). Elle contextualise ensuite sa pensée : «ces fantasmes de viol, d’être prise de force, dans des conditions plus ou moins brutales, que je décline tout au long de ma vie masturbatoire, ne me viennent pas "out of the blue". C’est un dispositif culturel prégnant et précis, qui prédestine la sexualité des femmes à jouir de leur propre impuissance» (Despentes: 52). A History of violence remet en compte cette hiérarchisation des fantasmes par le biais du cinéma, en faisant ressurgir, comme le passé de Tom, cet imaginaire débridé, réprimé par la censure, soit-elle cinématographique ou psychique.

La bande-dessinée, le film noir, la dystopie, la science-fiction, le cinéma d’animation : tous ont en commun d’avoir été, à une certaine époque, marginalisés, mis en périphérie des grands noyaux centraux de la littérature et du cinéma. L’étiquette générique vient, sur le même plan que l’identité double des personnages, soulever certains aspects de l’adaptation : ils ont chacun leur histoire, mais ils s’entrecroisent, laissant des traces les uns sur les autres, s’imprégnant les uns des autres tout en repoussant les frontières qui les distinguent. Les Fred/Bob et Tom/Joey essaient, tant bien que mal, d’incorporer ces parties d’eux-mêmes socialement construites comme discordantes, ce qui les pousse à faire écran de l’une au profit d’une autre, à scinder leur être en deux parties qui s’affrontent pour être au premier plan. Nous avons vu que les protagonistes ont fait tabula rasa de leur passé, il n’est donc rien de stable sur lequel ils puissent s’appuyer. Cela nous rappelle que les valeurs sur lesquelles s’est forgé l’inconscient collectif américain ne sont justement, que des mirages, des coquilles vides. Cette division des êtres nous remet en mémoire que «nous pouvons traduire une plus grande part de nous-mêmes en d’autres formes forme d’expression qui nous dépassent» (McLuhan: 80). Nous assistons ici, à un recul, un blocage, une inadéquation vis-à-vis cette force totalisante qu’est la machine capitaliste qui, comme la drogue, nous empêche de prendre conscience du sentiment d’une fin, en nous faisant vivre par procuration, la consommation du rêve de plusieurs : être autre que soi. 

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